Première publication, septembre 2008 (révisée août 2015)
De manière traditionnelle, c’est l’attribution d’états psychologiques qui nous permet d’expliquer nos actions. C’est parce que je crois que Molly aime les fleurs et que je veux lui faire plaisir que je lui achète ce bouquet. On parle alors, formant nos raisons d’agir, de désirs et de croyances.
Parmi toutes les actions que nous pouvons faire dans une journée, certaines, plus complexes, nécessitent que nous y réfléchissions (plutôt deux fois qu’une). On se demande alors si ce que nous avons envie de faire est préférable à une autre action, ou est rationnel, ou moral… Bref, cette réflexion pratique nous occupe car nous sommes persuadés qu’elle joue un rôle important dans l’explication de nos actions. Est-il raisonnable de partir seul en Mongolie, se demande Stéphane Lemaire ? Mais aussi, ne pourrais-je pas faire plus contre l’injustice dans le monde ou que pourrais-je bien faire de mon après-midi ? Son livre Les désirs et les raisons : de la délibération à l’action, qui vient d’être publié chez Vrin, enquête sur la nature de cette réflexion pratique et évalue le rôle qu’elle joue dans notre vie.
Pour nourrir cette réflexion pratique, qui nous occupe tant, il nous faut connaître nos désirs. Dans un premier temps, dans un style clair et analytique, l’auteur construit une thèse basée sur la séparation de l’accès à nos désirs, de l’accès à nos croyances. La connaissance de nos désirs, montre Stéphane Lemaire, se fonde ultimement dans une expérience phénoménologique. C’est l’expérience consciente de nos émotions qui nous en donne l’accès. Quant à nos jugements moraux, ils n’expriment pas seulement des désirs (contre Hume) mais sont des croyances vraies. Il n’y a pas de lien interne entre nos désirs et nos croyances, nous explique l’auteur. La connaissance de nos désirs s’affirme comme directe et est indépendante de nos jugements évaluatifs et moraux.
La distinction ontologique, défendue dans l’ouvrage, entre les raisons et les désirs fait alors émerger un problème : comment, si les croyances n’ont pas de lien avec nos désirs, pourraient-elles motiver nos actions ?Autrement dit, si les croyances n’entrent pas dans ce qui constitue notre motivation à agir, ne livrons-nous pas nos actions au seul travail de nos désirs ?
C’est alors que dans un passionnant chapitre (7), Stéphane Lemaire montre à la fois qu’il est rationnel de satisfaire ses désirs, de les satisfaire au maximum et que ce que nous devons faire ne doit pas être le résultat d’une balance entre nos désirs et nos considérations morales. Il s’agit de réduire ce qu’il nomme le fossé entre ce qu’il est rationnel de faire et notre devoir. Satisfaire ses désirs et faire son devoir sont pourtant manifestement intriqués. Quel rôle exact alors donner à la réflexion pratique dans l’explication causale de nos actions ? Est-ce un épiphénomène ? Une justification a posteriori ? Nous réfléchissons pourtant bien avant d’agir… Comment cette contribution des raisons travaille-t-elle ?
C’est l’analyse de l’acrasie ou incontinence de l’action, qui permet à Stéphane Lemaire de faire émerger le rôle de la réflexion pratique dans l’action. En effet, au-delà de l’analyse que Donald Davidson fit de l’acrasie, l’auteur nous montre que dans le cas de faiblesse de la volonté, le choix réfléchi est totalement impuissant. Ce sont nos désirs qui font le travail causal. Et ce que montre l’analyse détaillée de l’acrasie, c’est que la force de nos désirs n’est tout simplement pas en accord avec nos croyances morales. Ainsi, et pour Stéphane Lemaire, la chose est définitive : seuls les désirs causent nos actions. Cependant, de façon indirecte nous explique l’auteur, la réflexion pratique et les raisons qui, elles, sont des considérations théoriques, « actualisent, altèrent, façonnent nos motivations et par là indirectement les choix que nous ferons. » (p. 240)
La thèse que développe Stéphane Lemaire dans son livre témoigne donc d’une rupture avec le sens commun qui affirme que notre choix résulte d’une réflexion consciente et que cela nous conduit à agir. Cependant, il ne s’agit pas de refouler vers l’épiphénoménisme la réflexion pratique, mais de penser autrement son rôle dans l’explication de nos actions. Ainsi toutes les questions que soulève cette recherche trouveront un écho bien sûr chez tous ceux qui s’intéressent à la philosophie de l’action et à la place des questions morales dans l’explication, mais pas seulement. En effet, le travail approfondi de l’enquête ontologique sur les raisons et les désirs ainsi que l’affirmation d’une thèse prenant en compte le travail réel de nos désirs comme causes de nos actions sont aussi une contribution à la clarification de la recherche de notre place d’agent dans notre monde physique.