La « réalité physique objective » se distingue d’une autre « réalité » : celle des qualités mentales. Cette division développée et soutenue par Descartes spécifie deux domaines irréductibles que l’on nomme aujourd’hui le « physique » et le « mental ». Selon ce point de vue dualiste, la substance étendue et la substance pensante composent le monde. Lorsqu’au 17ème siècle la science nouvelle déploiera sa méthode (expérimentale) et utilisera ses outils (mathématiques), elle n’aura qu’un ‘objet’ : la substance étendue. En effet, ce qui relève de la chose pensante, qui n’existe ni dans l’espace ni dans le temps, ne peut être l’objet d’expériences et de mesures par un observateur. Or l’esprit et le corps interagissent et c’est ici que naît le problème du corps et de l’esprit (Mind-body problem).
Plusieurs siècles après Descartes, le physicalisme soutient aujourd’hui qu’il n’y a qu’un seul réel irréductible : ce que Descartes appelait « res extensa ». Il n’en fut toutefois pas toujours ainsi. En effet, maintenir l’équilibre dualiste qu’imposait la séparation entre les deux substances conduira chez Berkeley, en soutenant que l’esprit est la réalité ultime, à une inversion de la pesée ontologique.
Ce que dans la littérature récente on dénomme « exclusion causale du mental » est sans doute la version la plus puissante d’une conclusion qui nous incite à penser que le mental ne peut qu’être réduit au physique. Cependant, cette thèse métaphysique réductionniste – curieusement – n’a de cesse de chercher une place pour le mental dans le monde physique. Le titre de l’ouvrage de Jaegwon Kim L’esprit dans un monde physique, résume à lui seul ce programme. Ainsi, alors que la science nouvelle du 17ème siècle avait écarté l’esprit de l’enquête scientifique, le réductionnisme le préserve, mais lui retire son pouvoir causal.
En confinant ainsi l’esprit dans la réalité physique, le réductionnisme (après l’idéalisme dans un sens opposé) remise la thèse dualiste dans la pénombre des théories éteintes. Longtemps l’on avait cru que l’âme et le corps constituaient deux substances radicalement différentes mais l’une n’était qu’un fantôme dans la machine du corps. C’est ainsi que l’on assiste à l’avènement d’une certaine suprématie des sciences physiques, et pour le dire autrement, que le physicalisme est devenu la position par défaut en philosophie de l’esprit.
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Pour parvenir à cette conclusion, le 20ème siècle aura testé nombre de théories. Parmi celles-ci, le béhaviorisme méthodologique qui préconise de se dispenser d’avoir à postuler l’existence d’états internes échappant à l’observation. Selon cette théorie tout état mental d’un agent n’est qu’une disposition à se comporter de telle ou telle manière[1]. Gilbert Ryle[2], quant à lui, inspiré par Wittgenstein, propose une version dans laquelle le concept d’objet ou de substance, lorsque l’on parle de l’esprit, est remplacé par des dispositions. En faisant appel aux dispositions, Ryle échappe lui aussi à l’attribution d’occurrences d’événements internes. Dire d’une personne qu’elle comprend l’opération de la division, par exemple, revient à dire qu’elle est disposée à trouver des résultats corrects lorsqu’une opération de ce genre lui est soumise. Ainsi l’analyse dispositionnelle des attributions mentales, plutôt que d’être ce théâtre d’événements accessible à la seule première personne, possède l’avantage de rendre observable ce que produit l’esprit. Les concepts mentaux sont ainsi expliqués en termes d’application du comportement observable. Le fantôme dans la machine semble alors avoir bel et bien disparu. En effet, en rendant le « mental » observable, on le déplace manifestement vers le « physique ».
Toutefois, ce transfèrement du mental dans le physique peut, à bien des égards, apparaître incomplet. Il est certes évident que les phénomènes mentaux se manifestent dans les comportements et sont ainsi la marque de la présence de l’esprit chez autrui, mais ne considérer qu’eux ne revient-il pas à laisser de côté quelque chose situé derrière ce qui est observable ? On ne peut, en effet, bien longtemps contester l’existence d’une séquence causale lorsque (i) ma main touche une plaque de cuisson ; (ii) que je ressens une douleur ; (iii) et que je retire ma main de la plaque chaude. Pour le dispositionnaliste, la douleur est seulement une tendance ou une disposition qui se manifeste dans le fait de retirer sa main de la plaque chaude. Dénier qu’un processus mental interne existe règle certes le transfèrement du mental dans le physique mais c’est là une idée difficilement recevable.
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La théorie de l’identité de l’esprit et du cerveau initiée par U. T. Place[3], H. Feigl[4], J. J. C. Smart[5] et D. Armstrong[6], dans les années 1950-60 du siècle précédent, reconnaîtra, quant à elle, l’existence des états mentaux et remettra à sa vraie place le phénomène observable du mental. Ainsi, au-delà d’un simple complément des théories précédentes, l’identité des états mentaux avec des états purement physiques du système nerveux central affirme, comme un dualiste le ferait, que lorsque je pense, que j’ai une sensation, qu’une émotion me saisit, que j’éprouve un sentiment… quelque chose se produit en moi qui est susceptible de causer un certain comportement mais, à la différence du dualiste cette fois, il ne s’agit pas là d’un principe immatériel mais d’un état de mon cerveau.
La logique de l’identité se caractérise comme la relation qu’une chose entretient avec elle-même. Ainsi, le « est » de l’identique implique – c’est Saül Kripke[7] qui le montre – que tout énoncé d’identité qui est vrai est aussi nécessaire. La vérité de l’énoncé « 2 est la moitié de 4 » est de ce type. En outre, sa particularité est d’être vrai a priori. C’est-à-dire qu’il est inutile à son propos d’aller enquêter dans le monde pour connaître sa vérité. En revanche, la théorie de l’identité de l’esprit et du cerveau ne résulte pas d’une analyse conceptuelle. Elle est le fruit d’une hypothèse scientifique. Elle n’est donc pas a priori et s’apparente à une identité du genre « l’eau est H20 » ou « la chaleur est un mouvement de molécules ». Non a priori certes, mais ces identités ne sont-elles pas nécessaires ?
On doit à Saül Kripke[8] d’avoir argué que certaines vérités peuvent être nécessaires et a posteriori. La vérité des énoncés à propos d’identités découvertes par l’enquête scientifique comme « l’eau est H2O » ou « la chaleur est un mouvement de molécules » est une vérité de ce type. Dire qu’une identité est nécessaire, c’est, dans le cas de l’eau ne rien dire d’autre que l’eau n’est que H2O. Autrement dit, que l’on n’a besoin de rien d’autre que H2O pour de l’eau. H2O est de l’eau même si personne n’est là pour se rendre compte qu’il s’agit d’un liquide incolore, inodore et sans saveur. Ces qualités de l’eau (incolore, inodore et sans saveur) nous les percevons mais elles ne sont pas des parties de l’eau. Elles ne sont que des effets produits sur nos sens. Les propriétés physiques et chimiques de l’eau comme sa densité, sa conductivité électrique, sa température de fusion ou son point d’ébullition sont pleinement expliquées par la constitution de ce corps chimique composé d’hydrogène et d’oxygène : H2O. Pour le dire clairement, les propriétés physiques et chimiques du H2O sont elles-mêmes suffisantes pour l’eau.
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A la fin de son ouvrage, La logique des noms propres, Kripke ébauche une critique de l’identité de l’esprit et du cerveau sur la base de sa théorie en montrant que cette identité n’est pas nécessaire et qu’en conséquence, la théorie de Place, Feigl, Smart et Armstrong est fausse[9].
On peut résumer ainsi l’argument de Kripke
i) Tout ce qui est possible n’est pas nécessaire.
ii) Une identité vraie est une vérité nécessaire.
ii) « L’esprit est le cerveau » est un énoncé vrai de la théorie de l’identité esprit/cerveau.
iv) Il est possible qu’il y ait des cas où l’esprit se manifeste sans le cerveau.
v) Donc la théorie de l’esprit/cerveau n’est pas nécessaire.
vi) En conséquence, la théorie de l’identité esprit/cerveau est fausse.
Selon D. Armstrong, parmi les nombreuses caractéristiques qu’une théorie matérialiste de l’esprit doit confirmer, on peut noter celle de pouvoir rendre incompatible la possibilité logique d’existence d’un esprit désincarné. Dans son ouvrage, A Materialist Theory of Mind, Armstrong reconnaît que la théorie de l’identité ne peut pas établir cette incompatibilité car selon lui, bien que cette incompatibilité soit manifeste avec la théorie matérialiste, « c’est un fait contingent que l’esprit est le cerveau. »[10] Or Kripke montre bien que l’identité est nécessaire.
La contingence de l’identité de l’esprit et du cerveau est exprimée dans la proposition (iv) de l’argument de Kripke et dont on trouve la justification dans la possibilité des zombies par exemple : cet argument qui soutient que des êtres parfaitement identiques à nous-mêmes pourraient ne pas ressentir l’effet que cela fait d’être conscient. La possibilité des zombies se fonde sur l’idée que la conscience serait reliée de façon contingente aux processus et aux états physiques. C’était aussi la base de l’argument de Descartes pour le dualisme. En effet, Descartes expliquait que puisque nous pouvons concevoir clairement l’esprit existant sans le corps physique, et vice versa, alors ils ne peuvent pas être une même chose[11].
Si l’esprit et ses manifestations – en particulier ce que l’on nomme la « conscience phénoménale » (les qualia) – sont réellement identiques à des états du cerveau, une fois que l’on a déterminé les propriétés physiques de la zone du cerveau qui est activée, ces propriétés doivent être suffisantes pour le goût du whisky, la sensation de douleur ou toute autre sensation supposée identique à un état du cerveau. Toutefois, il semble concevable, qu’une propriété quelconque d’un état particulier du cerveau corrélée à une sensation quelconque, pourrait bien se manifester sans que cette sensation apparaisse. C’est ainsi, que l’idée de contingence s’installe et que l’identité entre l’esprit et le cerveau n’apparaît pas identique à la manière dont l’eau est H2O. Devons-nous alors postuler d’autres propriétés supplémentaires qui ne seraient pas physiques pour rendre compte de l’esprit ?
La célèbre expérience de Mary nous parle d’une neuroscientifique spécialiste des couleurs qui vit dans une chambre sans possibilité de discerner la moindre couleur. Le jour où elle sort de son espace noir et blanc pour entrer en contact avec la lumière naturelle, elle vit l’expérience de ce que cela fait de voir du rouge. Qu’apprend-elle réellement en faisant cette expérience ? Le physicaliste pourra dire que Mary acquiert un nouveau concept subjectif mais que celui-ci correspond à la même propriété physique objective qu’elle appréhendait déjà sous la forme d’un concept objectif dans la chambre en noir et blanc. On peut acquérir de nouvelles connaissances au sujet d’anciennes propriétés en acquérant de nouveaux concepts qui se réfèrent à eux. Je peux, en effet, savoir qu’il y a de l’eau dans l’étang et apprendre ensuite que l’eau est H2O. En apprenant cela je n’apprends pas qu’une nouvelle propriété a été instanciée ; je n’apprends pas un nouveau fait. Certes, cela requiert qu’il y a certains concepts qui ne sont pas physiques ! Mais le dualisme des prédicats n’est pas le dualisme des propriétés ! Cependant, répondra le dualiste, pour acquérir ce nouveau concept subjectif de la propriété que Mary a utilisé de façon objective (dans la chambre en noir et blanc) une nouvelle propriété subjective irréductible est requise pour sélectionner l’ancienne propriété. Le concept phénoménal de voir du rouge requiert qu’une nouvelle propriété existe. Mais, rétorquera le physicaliste, ce que Mary apprend c’est que son expérience de rouge est une certaine activation neuronale. Mais ne savait-elle pas déjà cela dans sa chambre noire ?
Comme on le voit, le problème semble tourner en rond. Et si la vérité de l’énoncé (iii) « L’esprit est le cerveau » était, – pace Kripke – une vérité nécessaire, que la possibilité des zombies était une erreur, que l’on peut toujours les concevoir mais que leur possibilité en était bloquée, que l’apparence de contingence n’était qu’une illusion[12]. Cette illusion de contingence ou « illusion modale » pourrait s’expliquer par le fait qu’un certain phénomène de la conscience, une douleur, par exemple, bien qu’identique à une certaine activation neurale, lorsqu’il se présente à nous, nous apparaîtrait détaché de l’activité neurale. Mais la seule raison de croire dans cette illusion n’est-elle pas de vouloir éviter la conclusion dualiste ? Est-ce alors une bonne raison ? La concevabilité des zombies, le spectre inversé ou encore les esprits désincarnés sont des arguments qui ne sont pas construits sur l’illusion de contingence !
D’une certaine manière, le problème semble bien dans une impasse. Une littérature complexe et volumineuse s’est développée autour de ces obstacles auquel fait face la théorie de l’identité mais le problème semble perdurer. On peut néanmoins vouloir soutenir que l’apparence de contingence dans la relation entre l’esprit et le cerveau est probablement une illusion et que la connexion nécessaire nous est dissimulée par l’insuffisance de nos concepts actuels. Les nouveaux concepts de la science avancent parfois en postulant des éléments de la réalité que l’on ne peut pas observer. Un ingrédient causal comme les « psychons », par exemple, mystérieuses unités mentales postulées par J. Eccles[13], résoudrait le problème de savoir comment passer des propriétés physiques du cerveau au phénomène de la conscience. On peut toutefois considérer avec perplexité ce genre de tentative mais il faut bien reconnaître que la théorie de l’identité nous laisse un peu dans le brouillard.
Ce brouillard est dû au fait que l’on peut soutenir et justifier certains principes liées à la théorie de l’identité comme, par exemple qu’il ne peut y avoir aucune différence psychologique sans une différence physique (survenance), voire adhérer à la thèse affirmant que les propriétés mentales sont identiques à des propriétés physiques (identité des types) sans comprendre pourquoi le phénomène de la conscience émerge. On sait aussi que l’on peut rendre compte intégralement du rôle fonctionnel de la perception de la couleur rouge dans l’explication d’un comportement et ne rien dire sur l’effet spécifique et totalement subjectif de cette expérience visuelle. Défendre la nécessité de l’identité de l’esprit et du cerveau et ne pas voir comment cette nécessité est possible, voilà ce qui nous plonge dans le brouillard.
Références
[1] B. Skinner, Science and Human Behaviour, 1953, trad. Française, Science et comportement humains, In Press, 2005.
[2] The Concept of Mind. London: Hutchinson, 1949, trad. française S. Stern-Gillet, La notion d’esprit, Paris, Payot, 1976.
[3] « Is Consciousness A Brain Process? », British Journal of Psychology 47, 1956, p. 44-50.
[4] « The Mental and the Physical », dans Concepts, Theories and the Mind-Body Problem, Feigl H., Scriven M. & Maxwell G., Minnesota Studies in the Philosophy of Science, Volume II, University of Minnesota Press, Minneapolis, p. 370-497, trad. française C. Lafon C. et B. Andrieu, Le « Mental » et le « Physique », L’Harmattan, 2002.
[5] « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review 68, repris dans John Heil, Philosophy of Mind: a Guide and Anthology, Oxford: Oxford University Press, p. 116-127.
[6] A Materialist Theory of Mind, London: Routledge and Kegan Paul, 1968.
[7] Dans La logique du nom propre, (trad. française de l’ouvrage Naming and Necessity, Harvard University Press, 1980, par P. Jacob et F. Récanati, les éditions de Minuit, 1982), Saül Kripke opère une distinction fondamentale entre la nécessité épistémique et la nécessité métaphysique qui conduit à positionner sur deux plans indépendants les oppositions a priori/a posteriori et nécessaire/contingent. L’a priori et l’a posteriori relèvent selon Kripke d’une nécessité qui dépend de notre façon d’acquérir le savoir, tandis que le nécessaire et le contingent renvoient à une réalité indépendante de ce que nous sommes.
[8] Ibid. 1980.
[9] Pour une présentation claire et détaillée de l’argument de Kripke, voir l’ouvrage de F. D. Contim et P. Ludwig, Kripke, référence et modalités, PUF, 2005.
[10] Op. Cit., 1968, p. 91.
[11] René Descartes, Méditations 6.
[12] F. D. Comtim et P. Ludwig, à la fin de leur livre sur kripke, op. Cit., 2005, exposent le problème des illusions modales.
[13] John Eccles, prix Nobel de médecine en 1963, est notamment l’auteur de Évolution du cerveau et création de la conscience, Fayard, 1992.
2 Commentaires
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Merci pour cet article. Je me pose une question : est ce que le problème se pose de la même manière à un panpsychiste qui postulerait l’identité de la matière en général (non pas seulement du cerveau) et de l’esprit en général (non pas seulement d’états de conscience particuliers) ? C’est à dire la contingence dont il est question concerne-t-elle le fait que telle configuration matérielle réalise un état de conscience plutôt qu’un autre, ou le fait plus généralement que de la matière produise des aspects qualitatifs ou que ces derniers soient produits par un substrat matériel ?
Auteur
L’identité esprit/cerveau comme elle l’indique concerne, en effet, spécifiquement les corrélats neuraux et les manifestations de l’esprit. L’extension d’une identité esprit/matière fait penser au panpsychisme, c’est vrai. Le panpsychisme est pour certains (Nagel ou Strawson) une façon de chercher à résoudre le problème de corps et de l’esprit. Pour un panpsychiste l’idée que la conscience pourrait émerger d’organisations de constituants n’ayant pas eux-mêmes quelques (proto ?) qualités de conscience est incompréhensible. On ne peut, pour les panpscyhistes, construire un objet spatial avec des composants qui n’auraient pas l’attribut de l’étendue par exemple. A l’inverse, on ne peut imaginer que la conscience émerge comme ça, soudainement, sans vraiment d’explication (puisque selon eux, le physique ne pourra jamais parvenir à l’expliquer, que le projet réductionniste est un échec).
Dans la théorie de l’identité des types, si on opte pour l’idée que l’esprit est réalisé par un substrat matériel, la propriété mentale réalisée n’est rien d’autre qu’une propriété physique. La contingence qui apparaît dans l’identité est soit une illusion modale soit une véritable contingence. Nagel, par exemple, (cf. Mind and Cosmos) pense qu’elle n’est pas une illusion modale et que la nécessité nous est dissimulée par l’insuffisance de nos concepts actuels.
[…] me semble-t-il… (on lira avec profit sur ce sujet le billet de blog de François Loth : http://www.francoisloth.com/brouillard-dans-lidentite-espritcerveau/ ). Tout cela pour dire que le modèle neuronal exposé par Naccache nous laisse sur notre faim, il […]