Première publication, avril 2007 (révisée août 2015)
Une théorie philosophique de l’esprit doit chercher à rendre compte de la douleur.
Comme nous l’apprend l’argument de la réalisation multiple, la douleur peut être réalisée dans un grand nombre d’organismes. Ainsi, une théorie philosophique de l’esprit doit pouvoir prendre en compte la douleur, en tant que douleur, réalisée par les organismes les plus divers. C’est un problème difficile.
David Lewis[1] complique singulièrement l’affaire en nous présentant deux cas de douleurs pour le moins insolite. Le premier cas est celui d’un fou dont l’exercice modéré alors qu’il a l’estomac vide occasionne, chez lui, une douleur si intense, que cela le pousse à se concentrer sur des problèmes mathématiques. Plus rien alors ne compte pour cet homme au comportement extravagant que cette concentration causée par cette douleur. Le plus inouï est que, alors que lorsque nous éprouvons une douleur nous n’avons de cesse que celle-ci prenne fin au plus vite, notre homme ne manifeste aucun signe d’y mettre un terme. Manifestement, chez lui, le rôle causal de la douleur est différent de celui que l’on conçoit habituellement pour les êtres humains.
Le fou a-t-il mal de la même façon que nous ? Concédons, nous demande Lewis, que cette douleur-là soit une douleur possible.
Le deuxième cas est celui d’un martien qui possède un cerveau hydraulique qui « ne contient rien qui ressemble à nos neurones. Il s’y trouve plutôt des quantités variables de liquide dans des cavités gonflables, et le gonflement de ces cavités provoque l’ouverture de valves et la fermeture d’autres valves. Sa tuyauterie mentale parcourt presque tout son corps, à l’exception de sa tête, qu’occupe un échangeur thermique. Quand on lui pince la peau, on ne provoque pas de stimulations de fibres C – il n’en a aucune – mais plutôt le gonflement de plusieurs cavités de petite taille dans ses pieds. Quand ces cavités se gonflent, il a mal. Et les effets de la douleur le frappent de plein fouet : elle perturbe le cours de ces pensées et de ces activités, il gémit et se tord, il a une grande envie de faire en sorte qu’on cesse de le pincer et qu’on ne recommence pas[2]. » Ainsi, chez le martien, contrairement au fou, la douleur manifestement remplit son rôle causal. Sa réalisation physique en revanche, constituées de cavités gonflables plutôt que d’activation de fibres C, n’est pas celle que la thèse de l’identité identifie.
Si les thèses béhavioristes et fonctionnalistes peuvent résoudre le problème de la douleur du martien, elles demeurent impuissantes devant celle du fou. En effet, l’indifférence fonctionnelle quant à la réalisation physique et l’adéquation du rôle fonctionnel manifesté par le martien, permettent à la thèse fonctionnaliste de définir la douleur de l’extraterrestre. En revanche, la théorie de l’identité, si elle semble inexacte en ce qui concerne la douleur martien, conviendra à celle du fou.
Pour résoudre ce problème Lewis tente de combiner à la fois le fonctionnalisme et la théorie de l’identité.
Pour ce faire, il applique sa propre théorie de l’esprit qu’il partage avec David Armstrong et qui consiste à définir la douleur comme le concept d’un état jouant un certain rôle causal. Si on considère alors que dans notre population humaine, le concept de douleur est un concept d’un état jouant ce rôle, alors cet état est lui-même la douleur. On peut admettre alors, que dans la population martienne, c’est un autre état joue ce rôle causal.
Le fou, qui lui appartient à la population humaine, possède le même état que ses congénères, mais pas le même rôle causal. Problème de raccordement au circuit interne dira Lewis : « chez lui les branchements sont anormaux.[3] » Alors le fou sera classé comme une exception au sein de la population humaine. L’état jouant le rôle de la douleur dans la population humaine étant en général le cas.
Sur le même mode, le cas d’un martien fou peut être envisagé en référence à sa population. Mais, se demande Lewis, qu’en serait-il de la douleur d’un être à la fois fou, extraterrestre et unique ? Ici, David Lewis, le grand philosophe des mondes possibles pense que devant un tel cas, nous ne pouvons ni devons résoudre ce problème. Autant, la douleur du fou et celle du martiens lui semblent des douleurs possibles, autant celle de cet être encore plus fantastique, combinant les éléments empruntés à son analyse, sont au-delà de ce que l’on peut concevoir.
Références
[1] 1978, « Mad Pain and Martian Pain », Readings in Philosophy of Psychology, vol. 1, ed. Block. Cambridge: Harvard University Press, p. 216-222, trad. Française D. Boucher, in Philosophie de l’esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, textes réunis pas D. Fisette et P. Poirier, 2002, Vrin, Paris, p. 189-306.
[2] Ibid., p. 290.
[3] Ibid., p. 297.