Première publication, janvier 2007 (révisée août 2015)
Est-ce que le grondement d’un volcan en irruption sur une île déserte fait du bruit quand il n’y a personne pour l’entendre ? La réponse normale à cette question, à la limite de l’absurde, est « oui, bien sûr que le grondement du volcan fait du bruit ». Pourquoi ne ferait-il pas de bruit ? Le volcan fait du bruit même si il n’y a personne alentour pour l’entendre. Et puis, même s’il n’y a personne sur notre île, il y aura bien un oiseau de mer le survolant ou un mammifère marin passant au large qui entendra le grondement.
L’irruption du volcan provoque des ondes sonores qui sont des vibrations se propageant dans l’air ou dans l’eau. Lorsque ces ondes sont perçues par un capteur acoustique naturel tel l’oreille d’un oiseau, ce dernier perçoit ces vibrations. Si un grondement de volcan non capté fait un son ou non, dépendra de ce que vous vous voulez dire par « son ». Si vous voulez dire « entendre un gros bruit », alors bien qu’un albatros et un dauphin ne seraient pas loin, le grondement en question resterait silencieux. Si en revanche, vous signifiez quelque chose comme « une onde produite par la vibration d’un support fluide tel que l’air ou l’eau », alors oui, le grondement du volcan produit un son.
On peut estimer que la deuxième réponse est une bonne réponse à cette question presque absurde et que le débat est clos. La question pourtant ne peut être réglée que si on explique précisément ce que nous voulons dire. Comme on l’a vu, il nous faut distinguer deux sortes de sons. Quels sont ces deux sens ? D’un côté il y a le son physique, la vibration dans l’air dont on peut mesurer la fréquence ou la vitesse de propagation et de l’autre, il y a l’expérience que nous faisons d’un son. Le son expérimenté dépend de la présence d’un observateur. Cette expérience n’est pas publique. Bien que toute personne possédant des oreilles puisse entendre un son, cette expérience possède un caractère privé. Nous pouvons mesurer la fréquence de réception des sons chez les personnes qui en font l’expérience, nous pouvons aussi observer leurs réactions, mais nous ne pouvons pas mesurer l’expérience particulière du son par la personne.
On a l’impression que l’image que l’on a du monde et de la place qui est la nôtre, dans ce même monde, se scinde en deux. Il y d’un côté le monde des volcans et des sons et de l’autre le monde mental intérieur, l’esprit et ses contenus. Le monde mental inclut aussi les expériences de conscience : le regard que l’on porte sur les objets que l’on voit, la manière dont ils nous touchent, les sons que nous entendons, ce que cela nous fait de goûter un aliment, d’éprouver une douleur, de sentir, etc.
Un point de vue peut consister à refuser cette séparation entre les expériences de la conscience et les expériences se produisant dans le monde matériel. On peut, en effet, se dire que les expériences de conscience se produisent dans le cerveau et regarder les cerveaux comme d’autres objets matériels. Le cerveau effectivement a une forme bien définie, des dimensions, une masse et occupe un espace. Il est aussi constitué de particules qui ont chacune une forme bien définie, une dimension, une masse et qui occupent un espace. En vertu de cette constitution matérielle, votre cerveau vous permet de voir, mais on peut présumer également qu’il vous permet d’entendre, de sentir, d’éprouver et de goûter d’une manière particulière. On pourrait certes dire qu’il s’agit là seulement d’une variété d’états qu’expérimente votre cerveau. Cependant les qualités de ces expériences, bien qu’indubitablement reliées de manière systématique à la réalité matérielle dont ils sont obtenus, diffèrent des qualités possédées par des objets matériels quelconques, incluant votre cerveau. Mais si cela est ainsi, où situons nous les qualités de l’expérience ?
Un examen du cerveau au moyen des derniers instruments sophistiqués mis à la disposition d’un neurophysiologiste ne pourra en effet rien révéler de ces qualités particulières. Vous pouvez, par exemple, alors que vous écoutez un morceau de musique qui vous touche particulièrement, être assailli par une quantité de sons, mais aussi d’images, vous pouvez voir mentalement des couleurs, avoir des sensations diverses qui s’apparentent à des odeurs, des goûts, etc. Dans le même temps, un neuroscientifique pourrait observer l’activité électrique et les flux sanguins traversant certaines zones de votre cerveau alors que vous écoutez ce morceau de musique ; il pourrait rédiger une cartographie détaillée des variations de cette activité et de ces flux, mais il ne pourra rien observer ni faire un quelconque compte-rendu de quelque chose qui ressemble aux qualités de votre expérience de conscience.
Ainsi, l’idée que ces qualités résident dans votre cerveau apparaît bien faible. Maintenant, si ces qualités ne sont pas dans votre cerveau, où sont-elles ? La réponse traditionnelle que nous semblons être prêt à accepter est que ces qualités sont logées dans l’esprit. Cette réponse implique alors véritablement que l’esprit est différent du cerveau. En effet, cette réponse implique que l’esprit n’est en aucun cas un objet matériel comme les volcans ou les cerveaux eux-mêmes ! Les esprits sont des entités non matérielles qui possèdent des propriétés qui ne sont pas possédées par les objets matériels. Les esprits semblent néanmoins avoir d’intimes relations avec les objets matériels, les cerveaux particulièrement. Vos expériences de consciences des objets matériels, expériences qui incluent votre propre corps, semblent vous atteindre à travers le cerveau. Il en est de même des effets des délibérations que nous avons à propos du monde, délibérations qui nous poussent à agir et qui requièrent l’intermédiaire du cerveau. Néanmoins, la conclusion à laquelle il semble que nous ne puissions pas échapper est celle-ci : l’esprit n’est pas une chose matérielle.
Admettre cette conclusion, c’est nous installer dans un problème que Descartes a initié et qui nous contraint à construire une image métaphysique cohérente. La réponse de Descartes a consisté à construire une ontologie dualiste des substances. Jaegwon Kim, ainsi que la plupart des métaphysiciens travaillant dans le domaine de l’esprit, estiment que la réponse de Descartes ne permet pas vraiment d’apporter une solution au problème de l’interaction entre le corps et l’esprit. Néanmoins, comme le reconnaît Kim : « … en maintenant jusqu’au bout l’efficacité causale de l’esprit, Descartes manifesta une saine et recommandable attitude de respect à l’égard du sens commun philosophique […] Et nous devrions, me semble-t-il, nous souvenir de lui autant pour cette attitude que pour son échec […][1] »
Références
[1] 1998) Mind in a Physical World Cambridge, Mass: MIT Press, trad. Française F. Athané et E. Guinet, Paris, Syllepse, réédité chez Ithaque, 2014.