Première publication, septembre 2009 (révisée août 2015)
William Lycan, comme beaucoup de philosophes s’intéressant à l’esprit, se présente comme matérialiste ou physicaliste – et ce, depuis quarante ans ne manque-t-il pas de préciser – et le demeure. Cependant, dans un article à paraître dans la très « ontologiquement sérieuse » revue Australasian Journal of Philosophy, il entrouvre, à propos de ses propres positions, la porte du scepticisme.[1]
Alors que la thèse standard du physicalisme non réductible est un dualisme des propriétés, le dualisme cartésien est un dualisme de la substance. Alors que le premier est au fondement d’un grand nombre de débats actuels en métaphysique de l’esprit, le second est régulièrement présenté comme une thèse que l’on écarte d’emblée … (avant de passer aux choses sérieuses ?)
Distinguons. Le dualisme des propriétés affirme l’existence de deux types de propriétés, mentales et physiques. Si, selon le physicalisme non réductible, les propriétés mentales et les propriétés matérielles sont différentes propriétés il se peut, selon le dualisme des propriétés que l’esprit qui a des propriétés mentales et le corps qui a des propriétés matérielles soient la même substance. Le dualisme de la substance, quant à lui, affirme que toute substance possédant des propriétés mentales ne peut posséder des propriétés matérielles et que toute substance possédant des propriétés matérielles ne peut posséder des propriétés mentales. C’est ainsi qu’à partir de deux substances distinctes, on distingue, selon Descartes (sixième méditation), le corps de l’esprit.
Pour mettre au banc d’essai ses positions matérialistes, Lycan, dans son article, ne fait pas appel au dualisme des propriétés, mais convoque l’ego cartésien qui nécessairement possède des propriétés mentales. Ainsi, d’emblée et quelque peu brutalement, il se demande si le matérialisme ne serait pas, au fond, tout simplement une question de foi !
Pour lui, ni G. Ryle (le fantôme dans la machine) pas plus que U.T. Place (identité esprit-cerveau) n’auront réussi à produire un argument en faveur du matérialisme. J.J.C.Smart, quant à lui, n’exprima que sa foi sans donner d’argument : « Que chaque chose serait explicable en termes de la physique… excepté les occurrences des sensations me paraît franchement incroyable… »[2] Mais refuser de croire n’est pas un argument. Certes, pour sortir de l’acte de foi, Smart fit appel à la corrélation : il est, en effet, raisonnable de penser qu’à chaque état mental correspond un type d’état du cerveau ou un événement. Et quand invariablement, un X accompagne toujours un Y, la meilleure explication de la chose ne consiste-t-elle pas à dire que rien ne distingue X de Y ? Mais l’identité pose quantité de problèmes. Identifier un événement mental à un événement neuronal reste curieux. Qu’y a-t-il en effet, de physiquement commun entre toutes les personnes qui croient qu’il pleut davantage à Brest qu’à Paris ?
Le souci principal pour le dualisme cartésien, selon Lycan, est de rendre-compte de l’interaction entre le corps et l’esprit. En effet, il semble difficilement intelligible de penser que des événements mentaux non-spatiaux puissent causer des mouvements physiques comme une boule de billard lancée peut causer un mouvement dans une seconde boule. Mais si l’on suppose que l’esprit est logé dans la tête. Si on affirme que ce qui est dans nos têtes est entièrement composé de choses matérielles et que deux choses ne peuvent pas occuper la même région de l’espace en même temps, alors on peut postuler que les esprits immatériels ne sont pas physiques. En conséquence, comme les événements cartésiens se produisent dans le temps mais pas dans l’espace, et que cela est impossible si l’on admet que le temps est une des quatre dimensions de l’espace-temps, un cartésien aurait tout intérêt à abandonner la non spatialité et à reconnaître que l’esprit est situé à l’intérieur de la tête.
D’une manière générale le matérialiste adopte une perspective en troisième personne alors que le dualiste adopte, au plus près de contenus de sa propre conscience, une perspective en première personne. Ce que nous savons de l’esprit, pour le dualiste, nous le savons en priorité par l’introspection. Peut-on alors mettre en concurrence l’esprit cartésien avec la perspective en troisième personne qui est la perspective de la science ? L’esprit cartésien, connu seulement de l’intérieur, n’a vraiment rien de physique.
D’un point de vue explicatif, pense P. Churchland[3], comparé aux neurosciences, le dualisme ne nous éclaire guère. En effet, si les neurosciences nous expliquent un certain nombre de choses, le dualisme explique assez difficilement quelque chose au sujet de l’esprit. Mais le dualisme n’entre pas en compétition avec les neurosciences, il est seulement la thèse adverse du physicalisme. En soi le physicalisme n’explique pas grand-chose non plus, mais il a un avantage : il explique pourquoi les faits du cerveau sont pertinents pour les faits mentaux – ce que le dualisme ne peut pas faire. Mais le dualiste a une explication : bien que beaucoup de stimuli affectent l’esprit, ceux qui le font sont bien maigres en contenu d’information. Que sont les descriptions rétiniennes, par exemple, par rapport à l’incroyable richesse de nos expériences visuelles ?
Ce que cherche à montrer Lycan, à travers une analyse exhaustive des objections faites au cartésianisme, c’est que si le dualisme des substances doit faire face à de sérieuses objections, il ne s’agit pas là d’une marque suffisante pour l’écarter d’emblée de nos discussions à propos de l’esprit. Les affirmations autour de son caractère improbable ne constituent pas un argument en soi. En fait, pour Lycan, il n’existe pas vraiment d’argument en faveur du matérialisme et il n’existe, par conséquent, aucune raison philosophique de le hisser au-dessus du dualisme.
Alors, inoxydable Descartes ?
Références
[1] 2009, « Giving Dualism his Due », Australasian Journal of Philosophy 87, n° 4, p. 551- 563.
[2] 1959, « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, 68, reprinted in John Heil, Philosophy of Mind : a Guide and Anthology, Oxford: Oxford University Press, p. 116-127.
[3] 1984, Matter and Consciousness, Revised Edition. Cambrigdge, MA: MIT Press.