Du point de vue ontologique de John Heil

Première publication, mai 2011 (révisée août 2015)

Du point de vue logique au point de vue ontologique

du point de vue ontologique

Si, de temps à autre, sur le continent, on croise encore des contempteurs de la métaphysique ou de curieux médecins légistes qui ne se lassent pas d’en signer l’acte de décès[1], on ne peut pas dire, en lisant cet ouvrage, que l’auteur en ait été affecté. Le point de vue ontologique dont se réclame John Heil est un programme de métaphysique dans la plus pure des traditions[2]. Ce livre s’adresse à tous ceux qui pensent qu’une enquête philosophique cherchant à répondre à la question « qu’est-ce qui existe ? » conserve aujourd’hui tout son sens. La réalité est-elle composée de niveaux d’être ? Que sont les objets et quelle est la nature de leurs propriétés ? Quelle place donner aux prédicats dans cette enquête ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent au métaphysicien. Mais comment procéder ? Et surtout par où commencer ? Si ce livre n’est ni un précis ni un guide des pratiques en ontologie[3], il réunit cependant toutes les raisons de penser que l’enquête ne doit pas commencer par le langage. Il en va du « sérieux[4] » de l’ontologie.

Afin de sortir de l’impasse dans laquelle la philosophie de l’esprit aurait été entraînée, C. B. Martin et John Heil, dans un article intitulé « The Ontological Turn[5] », prescrivaient déjà au malade une infusion d’ontologie sérieuse. Ils répondaient ainsi au « tournant linguistique » – selon lequel tout problème philosophique se mue en un problème à propos ou dépendant d’un problème du langage – et à la stérilité dans laquelle certaines disputes philosophiques avaient fini par s’enliser. Selon Martin et Heil, vouloir échapper au caractère paralysant de certaines questions relatives aux rapports du corps et de l’esprit – comme la causalité mentale ou le problème de la conscience, par exemple –, requiert que l’on examine de façon plus approfondie les entités sous-jacentes (objets, propriétés, événements, relations, etc.). Heil lui-même[6], à l’instar de tous les philosophes qui ont apporté leur contribution à la recherche de solutions techniques toujours plus complexes à certains problèmes, aurait par trop délaissé les questions d’ontologie. Dans le présent ouvrage, l’auteur change de cap et dévoile son jeu ontologique. Puis enquêtant sur trois problèmes traditionnels en philosophie de l’esprit, la couleur, l’intentionnalité et la conscience, il met ses positions au banc d’essai.

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Quine n’aurait-il pas été sérieux ?

Singulièrement, à aucun moment dans son ouvrage – et ce malgré l’analogie des titres –, Heil ne fait explicitement référence à W. V. O. Quine, qui, cinquante ans plus tôt, publiait From a Logical Point of View[7]. Cependant, en définissant la théorie picturale comme l’idée que ce qui caractérise la réalité peut être « extrait » de nos « représentations linguistiques correctement embrigadées » [p. 31], John Heil, sans équivoque, interpelle le logicien. Quand il reprend dans son propre titre la formule de Quine, Heil n’exprime là ni filiation ni voisinage mais bien plutôt une rupture, ou du moins un changement de direction. Se pourrait-il que Quine n’ait pas pris l’ontologie au sérieux ?

En ontologie, le programme est explicite. Pour dire ce qui, dans le monde, est, il nous faut dresser l’inventaire des types d’entités et de relations qui sont dans la réalité. Une bonne ontologie est celle qui fournit la structure unificatrice la plus large qui soit, afin d’y héberger les vérités de toutes les sciences. Mais comment faire ? D’un côté, il y a le monde, de l’autre, nos représentations alignées sur le langage.

Selon Quine, la bonne méthode en ontologie consiste à s’en remettre aux sciences. De fait, les sciences sont les sources les plus fiables de la connaissance. Pour constituer cet inventaire, pour dire ce que sont les choses, on ne peut, pense Quine, que prendre appui sur les énoncés scientifiques. La tâche du philosophe devient alors plus humble : il s’agit d’étudier les engagements ontologiques incorporés dans les théories. Le logicien considère que chaque théorie scientifique incorpore une ontologie qui se trouve définie dans les énoncés de cette théorie même. Pour lui, la formalisation efficace qui permet de détecter cet engagement est celle de la logique de premier ordre. Il s’agit de découvrir, les variables liées d’une théorie. Ce critère de l’engagement ontologique, ce qui permet d’ « être admis comme une entité c’est, purement et simplement, être reconnu comme la valeur d’une variable[8]. » Le sérieux de l’instrument logique qui permet de déterminer ce que sont ces engagements ontologiques ne peut donc pas être remis en cause ! Quine, lui aussi, prend manifestement l’ontologie au sérieux.

Ce qui justifie le changement de cap préconisé par Heil n’est donc pas le sérieux, mais le fait que la notation ne nous révèle que l’engagement. En effet, Quine ne prétend pas dire ce qu’il y a, mais ce à propos de quoi nous disons qu’il y a[9]. Autrement dit, ce qui est possible dans le monde ne dépendrait que de ce qui est logiquement possible et concevable dans le langage. De l’inventaire des types d’entités et des relations dans la réalité, on est passé à l’inventaire des engagements ontologiques des théories. Si ce qui nous engage à ce qu’il y a nous est donné dans le langage bien enrégimenté des théories, ce qui relie des objets pour lesquels différentes théories sont engagées, nous ne pouvons plus le trouver. C’est tout ce que refuse Heil ! Ce que peut faire la philosophie en ontologie ne saurait se réduire à une enquête dans le langage.

Heil nomme « théorie picturale » ce qui soutient un tel projet. Cette théorie aurait selon lui insidieusement pénétré un grand nombre d’arguments philosophiques et n’aurait fait qu’ajourner les solutions de nos problèmes. La théorie picturale postule que, si nous sommes capables de définir les prédicats qui nous permettent de faire une description du monde, alors nous sommes capables d’en extraire ses structures. Or le langage n’est que l’une des multiples manières dont nous faisons commerce avec les entités du monde : nous les touchons, nous les regardons, nous les modifions… mais il n’a pas de privilège particulier. Le point de vue de  Heil est donc le suivant : de la représentation linguistique, on ne peut prétendre extraire les propriétés des objets du monde.

Certes, la méthode que pratique Quine ne doit permettre d’extraire du langage que la forme de la réalité. Cependant, aux yeux de Heil, c’est déjà trop ! Pourquoi devrions-nous supposer que la forme de la réalité trouve son reflet dans le langage ? Non seulement on ne peut pas extraire les structures du monde de nos représentations linguistiques, mais la forme logique de notre langage n’est en aucune manière le reflet de la forme du monde. Ce à quoi nous invite l’auteur[10], c’est tout simplement l’abandon d’une certaine manière de faire de la philosophie qui commence et finit dans le langage. L’ontologie ne doit pas « suivre mollement (à la Quine) les derniers efforts de la recherche scientifique dans des tentatives timorées de clarification conceptuelle[11] ».

John heil

Pour répondre à la question de ce qui est, Heil nous propose de prendre une tout autre direction. S’il concède à Quine qu’il faut commencer par décider de ce que serait la meilleure théorie empirique, il ne s’agit plus pour lui de se demander sur quoi quantifier. Nous devons nous concentrer sur ce qui, dans le monde, existe et rend vrais nos énoncés. La vérité est une relation qui requiert à la fois un vériporteur (une phrase, un énoncé, une représentation, une proposition,) et un vérifacteur (une portion de la réalité). Le point de vue ontologique est aussi le point de vue du vérifacteur. Ce qui satisfait un prédicat incorporé dans un énoncé vrai doit donc, comme le préconise Quine, être soigneusement questionné. Mais adhérer au principe des vérifacteurs, c’est avant tout accepter une théorie réaliste pour ces vérités. Il y a quelque chose qui existe dans la réalité, indépendamment de ce qui porte la vérité et la rend vraie.

Cependant, adhérer au principe que les vérités ont des vérifacteurs ne signifie pas que nous sachions ce que sont les vérifacteurs. L’énoncé « Il y a un arbre dans la cour. » est vrai parce que, ou en vertu, du fait qu’il y a un arbre dans la cour – laquelle cour est une réalité indépendante de cet énoncé. Mais, là encore, lorsqu’on se demande en quoi consiste cette relation « en vertu de » ou « parce que » – on sait qu’il ne s’agit pas d’une sorte de relation causale[12] – la théorie picturale n’est sans doute pas le meilleur guide.

C’est ainsi que Heil[13], sans dire ce qu’est la relation de rendre vrai, concentre son argument sur ce qu’elle n’est surtout pas : une implication logique. Penser que la relation de rendre vrai est une relation d’implication entre une portion de la réalité et une entité représentationnelle, via une proposition, c’est, une fois de plus, emprunter une voie analytique sans issue. En effet, les liens entre les termes de la logique et les liens entre les entités du monde ne sont pas de la même catégorie. « Il y a le monde et il y a les représentations du monde. Étant donné le monde et les représentations, vous avez les vérités[14] », souligne l’auteur dans un commentaire de ses positions. Comme le soutient en effet David Armstrong[15], dès lors que l’on a les vérifacteurs et les vériporteurs, la vérifaction est automatiquement fixée[16]. Aussi pourrait-on se demander – plutôt que de chercher à mettre le poids de l’explication sur la relation de vérifaction – ce qui fait qu’un vériporteur représente le monde comme étant d’une certaine manière.

Le sérieux ontologique apparaît donc avant tout comme l’attitude qui affirme que le langage n’a pas le privilège que lui confère l’idée qu’il y aurait une sorte de voile entre le monde et nous ; l’idée que nous aurions prioritairement, en philosophie, une enquête linguistique à mener. Non. C’est à l’ontologie d’avoir le premier et le dernier mot, car toutes les questions métaphysiques gravitent autour de ce qui est.

Références

[1] à propos de la soi-disant mort de la métaphysique, on peut lire les ouvrages roboratifs de F. Nef : Qu’est-ce que la métaphysique ? Gallimard, 2004 ; Traité d’ontologie pour les non-philosophes (et les philosophes), Gallimard, 2009.

[2] Pour une discussion approfondie des thèses soutenues par Heil dans cet ouvrage, voir John Heil : Symposium on his Ontological Point of View, Michael Esfeld (dir.), Francfort, Ontos Verlag, 2006. Voir aussi Symposium on From an Ontological Point of View by John Heil, <http://www.swif.uniba.it/lei/mind/swifpmr/0620072.pdf/>, SWIF Philosophy of Mind Review 6, G. Romano (dir.), 2007.

[3] Voir, dans la même collection, A. Varzi, Ontologie, trad. française de J.-M. Monnoyer, Paris, Ithaque, 2010.

[4] Le sérieux est, en l’occurrence, un précepte d’honnêteté philosophique qui consiste à dire quelque chose à propos de ce qui sous-tend la vérité de la thèse que l’on avance – à propos de ce qui est. Autrement dit, le sérieux, qui est inhérent à tout projet philosophique, est la prise en compte du caractère incontournable de l’ontologie.

[5] Midwest Studies in Philosophy, XXIII, 1999, p. 34-60.

[6] The Nature of True Minds, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

[7] Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, trad. française de S. Laugier (dir.), Paris, Vrin, 2003.

[8]  Ibid., p. 40.

[9] « Nous recherchons les variables liées, quand il est question d’ontologie, non pour savoir ce qu’il y a, mais pour savoir ce qu’une remarque ou une doctrine donnée, la nôtre ou celle d’autrui, dit qu’il y a ; et c’est là un problème qui concerne proprement le langage. Mais ce qu’il y a est une autre question. » Ibid., p. 43.

[10] Voir la préface de l’auteur.

[11] Op. cit., C. B. Martin et J. Heil, p. 54.

[12] Cf. D. M. Armstrong, Truth and Truthmakers, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 5.

[13] Chap. 7.

[14] Op. Cit., Heil, 2006, p. 22.

[15] Op. Cit., Armstrong, 2004, p. 9.

[16]  Ibid., p. 22.

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