John Heil bloque les zombies !

Première publication, juin 2011 (révisée août 2015)

zombies

Les zombies constituent un des moyens philosophiques les plus féconds pour considérer la nature des phénomènes de la conscience et nos intuitions à leur sujet, mais aussi pour soutenir ou affaiblir le physicalisme. Robert Kirk[1], le philosophe qui introduisit les zombies dans la littérature philosophique avait construit un argument contre le behaviorisme et le fonctionnalisme. David Chalmers quant à lui, en fait une pièce maitresse de son attaque contre le matérialisme.

Dans le dernier chapitre de son livre Du point de vue ontologique, John Heil, contre D. Chalmers, soutient, qu’en dépit des nombreuses intuitions contraires, les zombies ne sont pas possibles. Les raisons qui fondent le point de vue de Heil, afin d’écarter les zombies de l’espace philosophique, sont que les qualités et les dispositions sont nécessairement reliées. En effet, pour rendre possible l’existence de zombies, le lien entre les qualités et les dispositions doit être contingent.

Rappelons que les zombies sont des êtres parfaitement identiques à nous-mêmes mais qui n’ont pas de qualia.

Selon John Heil, les zombies ne sont possibles qu’à l’intérieur d’un monde humien, c’est-à-dire un monde qui nie l’existence de connexions nécessaires dans la nature[2]. Adossé à cette métaphysique, on peut alors penser que les lois de la nature peuvent varier indépendamment des objets et de leurs propriétés. Des mondes contenant les mêmes objets et les mêmes propriétés pourraient donc avoir des lois différentes. C’est logique parce que dans ce monde humien, ce sont les lois qui confèrent les pouvoirs aux objets, c’est-à-dire qui gouvernent le comportement des objets. En d’autres termes quand les propriétés confèrent des pouvoirs à leurs instances c’est en vertu des lois. Une autre image métaphysique, plus radicalement humienne, consisterait à se débarrasser des lois et à considérer que nous avons seulement des objets avec leurs propriétés et des régularités contingentes.

David Lewis décrit ainsi sa thèse de la « survenance humienne » :

Il s’agit de la doctrine suivant laquelle tout ce qui existe au monde est une vaste mosaïque d’affaires locales de faits particuliers, rien qu’une petite chose et puis une autre et ainsi de suite… En bref, nous avons un arrangement de qualités. Et c’est tout. Il n’y a pas de différence dans l’arrangement des qualités. Tout le reste survient sur cet arrangement.[3]

Ainsi les dispositions (ou pouvoirs), pour un neo-humien comme David Lewis, surviennent sur ces faits qualitatifs et s’en distinguent. Un tel espace entre les qualités et les dispositions permet alors de faire émerger des créatures qui pourraient ressembler à d’autres créatures par leurs dispositions et différer quant à leurs qualités. C’est là, dans cet espace métaphysique, que peuvent naitre les zombies philosophiques, surtout, précise John Heil quand sur ce terreau humien pousse une ontologie de niveaux d’êtres. Une telle ontologie qui repose sur des propriétés qualitatives fondamentales permet à des propriétés de niveau supérieur telles que des dispositions ou des propriétés fonctionnelles de s’ajouter aux précédentes. C’est cet ajout qui permet d’introduire les fameuses propriétés multiréalisables, c’est-à-dire des propriétés pouvant être réalisées par une variété de propriétés qualitatives de premier ordre.

Ainsi, pour résumer, au niveau fondamental on trouve, dans cette image néo-humienne, des propriétés catégoriques, c’est-à-dire des qualités qui n’incluent pas de pouvoirs ou dispositions, mais sur lequel surviennent naturellement (et non pas logiquement selon la terminologie de Chalmers) les propriétés de la conscience ou qualia. Ces strates constituent, le plus souvent, un système à trois étages :

1)       Au niveau fondamental, des propriétés qualitatives comme la masse, le spin etc.

2)       Au second niveau, des propriétés fonctionnelles réalisées de façon multiple.

3)       Au troisième, les propriétés de la conscience.

Les arguments de John Heil contre cette ontologie de niveaux constituent un des cœurs de son ouvrage. Le rejet d’une ontologie de niveaux, qui implique le rejet de la réalisation multiple[4], produit une ontologie « plate » à un seul niveau qui constitue les vérifacteurs pour un grand nombre de faits et de prédicats. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que l’absence d’une ontologie de niveaux a un effet immédiat sur la possible prolifération des zombies philosophiques.  En effet, sans  une ontologie à plusieurs niveaux, il devient simplement impossible que des êtres physiques avec des particules et des propriétés physiques, véritables doublons des être humains, ne puissent pas avoir des états de conscience. Cela ne signifie pas que les zombies ne sont pas concevables mais que la route vers leur possibilité est simplement bloquée.

Cette ontologie aux effets anti-zombies est centrée sur un point de vue alternatif concernant les propriétés : les propriétés sont des dispositions (des pouvoirs) possédés par les objets. Le comportement des objets est alors tel et tel en vertu des propriétés qu’ils possèdent. Les régularités, quant à elles, sont le résultat de ressemblances entre les objets : les objets possèdent des pouvoirs similaires  et se comportent donc de façon similaire selon les circonstances. Ainsi, il devient difficile de penser que des mondes contenant la même distribution d’objets et de propriétés puissent être nomologiquement différents.

On peut alors se demander, suivant Heil, si la tentative de Chalmers  de réveiller les zombies ne doit pas être interprétée comme une dernière poussée de la survenance humienne. En effet, en fixant les objets, les propriétés et leurs relations on fixe les lois de nature. Pour rendre alors possible les zombies, il nous faut  imaginer, qu’en plus des lois gouvernant les objets il y ait des lois spécifiques contingentes fixant certaines propriétés mentales (de la conscience). C’est alors que Chalmers peut faire exister son monde-zombie, un monde identique physiquement au nôtre mais avec des lois responsables de nos expériences de conscience.

Ainsi, une ontologie qui sépare les propriétés dispositionnelles des propriétés catégoriques, laissant aux lois contingentes le soin de les relier, est un monde propice à la prolifération des zombies. Par contre, l’ontologie plate de Heil, centrée sur la nature des propriétés à la fois qualitative et dispositionnelle est un bon moyen de les bloquer.  Comme il l’écrit : « Les agents, ou les systèmes qui possèdent des pouvoirs identiques doivent être également identiques qualitativement. »[5] Autrement dit, parce que les dispositions et les propriétés qualitatives sont nécessairement connectées, alors les zombies sont impossibles.

Références

[1] http://plato.stanford.edu/entries/zombies/#6.1

[2] Pour une explication « pédagogique » à propos de la thèse de la survenance humienne on peut consulter l’excellent ouvrage de M. Esfeld Philosophie des sciences, une introduction, 2006, Presses polytechniques et universitaires romandes.

[3] D. Lewis, 1986, Philosophical Papers, Vol. 2, p. X, Oxford University Press.

[4] Qui ne serait qu’une des nombreuses conséquences de la thèse qu’il nomme « théorie picturale ».

[5] Du point de vue ontologique, p. 347.

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