Première publication, octobre 2009 (révisée août 2015)
Lorsque nous cherchons à donner une explication à certains phénomènes ou à certains événements, c’est que nous nous trouvons dans un état épistémique plus ou moins indéterminé. En effet, expliquer est une activité épistémologique. Et, pour peu que l’on parvienne à expliquer les phénomènes ou les événements qui nous questionnent, notre état épistémique s’améliore.
Lorsque nous expliquons des événements, des propriétés ou des lois, nous avons à faire à plusieurs sortes d’explications. Expliquer pourquoi un objet en cristal se brise est différent d’expliquer pourquoi il est fragile. Dans le premier cas, nous expliquons un événement et recherchons les causes, dans le second, nous expliquons l’instance de la propriété et nous enquêtons sur la constitution du vase. La constitution de l’objet, un vase en cristal par exemple, n’est pas la cause de sa fragilité. On peut également ajouter que l’explication d’un événement n’est pas toujours la recherche de la cause. Une certaine façon d’expliquer les actions par des raisons évoquant des objectifs ou des buts à atteindre, se différencie de la recherche des causes. Une explication en mathématique, par exemple, n’est pas non plus une explication causale. Quant à l’explication de la signification d’un mot, celle-ci n’a rien de causale. Mais si l’on se concentre sur l’explication d’événements individuels, et bien que la notion d’explication contienne des éléments subjectifs et pragmatiques, on pourra poursuivre un point de vue réaliste à son sujet, mais cela requerra un fondement ontologique. On essaiera alors de concevoir l’explication d’événements individuels comme la recherche des liens de dépendance qui, objectivement, existent dans le monde. La cause de l’événement individuel peut alors être posée comme la relation objective que nous cherchons.
Cependant, s’il nous semble intuitif de rapprocher cause et explication, il nous faut bien, ici, distinguer les relata de l’une et de l’autre. Premièrement, les explications relient les choses qui sont décrites ou conceptualisées d’une certaine manière. Ainsi, les relata des explications sont des faits. Deuxièmement, la causalité, quant à elle, apparaît comme une relation naturelle dans le monde. En conséquence, nous reconnaissons que la relation causale tient entre des événements et ce indépendamment de nos conceptualisations. Autrement dit, parce que le concept de causalité se réfère à des processus qui prennent place dans le monde, la causalité n’est pas sensible à la manière dont on peut la décrire. Autrement dit, lorsque nous faisons une simple assertion causale, nous nous intéressons à l’événement et non à sa description.
D’un autre côté, on pourrait estimer que la tâche de la science doit seulement consister à décrire et non à expliquer. On pourrait aussi se suffire, en guise de notion d’explication, de l’usage de certains termes, comme « comprendre » ou « rendre intelligible », etc. Plus radicale, une autre façon de considérer le lien entre causalité et explication pourrait consister à l’élimination de l’un de ses membres, et ce serait la causalité[1]
Mais si l’on soutient que ce qui explique un événement peut être identifié par sa cause, on doit se dire réaliste au sujet de la causalité ; autrement dit, affirmer qu’il existe quelque chose d’objectif se produisant dans la réalité extérieure, comme opposée à quelque chose de simplement subjectif, telle une structure de nos pensées ou nos seules perceptions. La relation causale n’est alors plus seulement logée dans la psychologie humaine (Hume) ou dans la compréhension (Kant) ou encore dans le langage descriptif d’une explication (Hempel et Oppenheim), mais se révèle être une structure du monde en dehors de nos concepts. Pour le dire autrement, par réaliste, on signifie que si certains énoncés causaux semblent véridiques, ils le sont en vertu de certaines structures du monde dans lesquels la relation causale se produit. Comme l’écrit David Armstrong, « […] le vérifacteur pour les vérités causales doit être trouvé seulement dans le monde dans lequel la relation tient. »[2]
Cependant, en mettant de côté le modèle formel de l’explication scientifique, nous ne résolvons ni ne faisons disparaître les questions que pose le lien causalité/explication. Autrement dit en parlant d’ « explication causale », nous ne faisons que « lester » la notion d’explication. Mais selon la théorie causale que l’on soutiendra, le lien causalité/explication sera plus ou moins relâché. L’approche contrefactualiste de la causalité de David Lewis[3], par exemple, est à la source d’une conception de l’explication que l’on peut justement qualifier de « relâchée ». En effet, la notion d’explication causale telle que la développe Lewis dans son essai Causal Explanation est résumée par ce slogan : « expliquer un événement consiste à fournir une certaine information au sujet de son histoire causale. »[4]
Selon Lewis, répondre à la question « pourquoi X ? » revient simplement à donner une certaine information au sujet de son histoire causale. Le point de vue de Lewis s’appuie donc sur une notion très libre de l’explication. En effet, une histoire causale peut être large, voire très large, et la question qui se pose d’emblée est celle des parties sur lesquelles l’explication doit se focaliser. Pour Lewis, l’information au sujet de l’histoire causale peut revêtir une grande variété de formes : spécification d’une séquence d’événements, traçage d’une chaîne causale, etc. Bref, pour Lewis, une histoire causale a la structure d’un arbre dont les chaînes peuvent diverger ou converger. L’explication consiste alors à fournir une information au sujet du réseau causal dans lequel l’événement est incorporé. Lewis écrit :
Nous ne devrions pas supposer que la seule manière possible de donner une information au sujet de comment un événement a été causé est de nommer une ou plus de ces causes.[5]
On peut cependant penser que joindre cause et explication, consiste à se démarquer d’une conception purement épistémologique de l’explication (par purement épistémologique comprenons une explication comme une liste de facteurs statistiquement déterminant permettant d’articuler les mécanismes causaux de l’événement ou du phénomène à expliquer). Or quand l’explication causale devient synonyme d’histoire causale, ne s’écarte-t-on pas de ce qui caractérise une véritable explication causale, à savoir la recherche de la cause comme exigence ontologique ?
Références
[1] B. Russell, 1912, « On the Notion of Cause », Mysticism and Logic, London, Unwin Book, 1963.
[2] 2004, « Going through the Open Door Again: Conterfactual versus Singularist Theories of Causation » in Causation and Counterfactuals, Edited by J. Collins, N. Hall and L.A. Paul, Cambridge Mass: MIT press, p. 445.
[3] 1973, Counterfactuals, Oxford, Basil Blackwell.
[4] 1977, « Causal Explanation », Philosophical papers II, Oxford: Oxford University Press, 1986, p. 217.
[5] Ibid., p. 221.