Première publication, janvier 2007 (révisée août 2015)
L’épiphénoménisme au sujet du mental apparaît à beaucoup d’entre nous non seulement comme une approche pessimiste de la place du mental dans notre monde physique mais comme une thèse manifestement fausse, si ce n’est incohérente. En effet, rejeter l’idée que nos pensées et nos croyances puissent jouer un rôle causal est particulièrement déconcertant. Comment peut-on en arriver une telle conclusion ? Quelle mouche férocement sceptique a bien pu nous piquer lorsque l’on adopte la solution épiphénoméniste !
Le paradoxe est que même si l’épiphénoménisme était vrai cela pourrait bien ne nous servir à rien. L’ensemble de nos explications pratiques dont nous faisons usage au quotidien ne peuvent, en effet, rien faire avec une « vérité » de ce genre.
D’un autre côté, la thèse soutenant que le mental peut être réduit à une configuration neuronale dans un cerveau subissant une activité électrique et étant parcouru d’un flux sanguin ne nous permet pas vraiment de rendre compte de cette distinction entre des qualités spécifiquement mentales et des propriétés purement physiques.
Face à ce dilemme on peut être tenté d’abandonner la thèse physicaliste qui affirme que tous les événements se produisant dans le monde peuvent être expliqués en termes physiques. C’est le principe de clôture. Cependant, un tel abandon nous impose d’accepter qu’entre dans notre ontologie de nouvelles entités qui ne sont pas physiques.
Un grand nombre de traditions admettent l’existence d’entités non physiques résidant de façon temporaire dans les corps. Mourir n’est-il pas la manifestation de l’esprit abandonnant un corps ? Cependant, le statut des esprits et des âmes dans ces traditions est rarement entièrement immatériel. L’âme est le souffle par exemple, elle peut même éprouver des sensations. « Car mon âme, tu entends le son de la trompette » (Jérémie 4,5).
La substance cartésienne, quant à elle, est intrinsèquement immatérielle et ne possède aucune propriété physique.
L’introduction de cette substance non physique dans notre ontologie pourrait bien nous permettre de rendre compte de ce qui fait la différence entre les expériences de la conscience et les expériences se produisant dans le monde. Notre point de vue de tous les jours semble donner raison à cette position radicalement dualiste. En effet, la personne humaine semble bien dotée d’une dimension mentale et d’une dimension physique. Néanmoins ce dualisme absolu pose problème : comment deux substances radicalement différentes pourraient-elles interagir ?
Un partisan de la théorie cartésienne pourrait alors affirmer que la relation entre les deux substances est une vérité primitive. Il pourrait soutenir que la causalité mentale est une espèce de relation causale particulière qui n’a pas cours dans le monde physique. Supposons ainsi que notre esprit agisse sur notre corps, comme le pensait Descartes, en procédant à certains changements dans certaines régions de notre cerveau. Pas n’importe quelle région mais une zone précise, une petite glande en forme de pomme de pin, la glande pinéale[1]. Ainsi, expliquait Descartes, les altérations minuscules dans les mouvements des particules dans la glande pinéale se répandant à travers le corps via le système nerveux, produiraient alors des contractions musculaires susceptibles de déplacer, par exemple, certains de nos membres. Cependant, mêmes minuscules, les interventions d’une substance non matérielle dans notre monde physique sont des violations au principe de clôture causale. Alors, soutenons que le monde physique ne soit pas causalement clos. Il n’y a en effet pas vraiment d’autre solution si l’on désire maintenir le dualisme des substances que de défendre cette solution, qui manifestement est en complète opposition avec les réquisits de la science moderne. Autrement dit, si nous estimons que l’intervention d’esprits non matériels dans le monde physique est peu vraisemblable, alors le dualisme cartésien sera lui aussi peu vraisemblable.
Un argument comme celui-là est-il véritablement concluant ? Qui ici porte le fardeau de la preuve ? En effet, la solution dualiste nous offre un compte-rendu de l’esprit parfaitement adéquat avec ce que nous vivons au quotidien. De plus, elle nous donne la possibilité de rendre compte du dualisme inhérent à la personne humaine. Et enfin, en ne cédant pas sur la possibilité de la causalité mentale, Descartes nous montre une posture philosophique constante autour d’une idée qu’il est sans doute impossible abandonner : l’existence d’une causalité mentale. Cependant, l’ontologie cartésienne entraîne avec elle d’énormes doutes quant à la possibilité d’une violation des lois physiques. Il semble effectivement que les raisons que nous avons de douter de la cohérence d’une ontologie dualiste soient des raisons puissantes. On voit mal en effet, comment des entités non matérielles pourraient causer des mouvements physiques d’une manière consistante avec les lois de conservation de la physique comme celles de la quantité de mouvement par exemple.
Références
[1] Article 31, Les passions de l’âme, Vrin, 1994 (1ère édition 1649).