La mort de Daniel Dennett : des questions en héritage

Au mois d’avril dernier, le philosophe Daniel Dennett est mort. Son travail s’étendait sur de nombreux domaines : l’esprit, la conscience, le libre arbitre, mais aussi la théorie de l’évolution, les sciences cognitives, l’intelligence artificielle, la religion… Son entreprise philosophique[1] d’une ampleur peu commune et terriblement cohérente a donné une vision synoptique de tout un ensemble de spécialités qui demeure, et demeurera sans doute longtemps, très influente.

Comme philosophe naturaliste, Dennett inscrit son travail à l’intérieur d’une métaphysique soutenant que tout ce que contient le monde est entièrement constitué de matière et peut être décrite par les sciences physiques. Cependant, comme un certain nombre de choses ne peuvent être décrites pas les seules sciences de la physique fondamentale, Dennett prend alors le parti de soutenir qu’à la réalité physique sous-jacente, il nous faut produire un ensemble d’interprétations.

En ce qui concerne l’esprit, contrairement aux philosophes matérialistes soutenant l’idée de l’identité entre les événements du cerveau et les événements mentaux, Dennett soutient que nous sommes des systèmes physiques complexes que contrôle notre cerveau. Toutefois, dans la mesure où il nous est impossible de comprendre en ces termes notre fonctionnement, nous recourons à un schéma explicatif constitués de « croyances », d’ « émotions », d’ « intentions », etc. C’est ce système approximatif qui nous permet de communiquer avec les autres et d’expliquer, voire de prédire, les comportements.

Concernant notre conscience, Dennett ne nie pas son existence mais soutient qu’elle n’est pas ce que la plupart des gens pensent qu’elle est. Ainsi nous faisons comme si nous avions réellement une vie intérieure consciente. Ce fonctionnement explicatif à propos de ce que nous appelons « conscience » n’est finalement que le résultat de notre évolution. Ainsi, ontologiquement parlant, il sera amené à considérer la conscience comme une sorte de fiction utile.

Si la question de la conscience ne constitue qu’un des domaines parmi l’ensemble des enquêtes menées par le philosophe, elle est peut-être l’une des plus épineuses.

La méthode générale que prône Dennett face à un phénomène difficilement explicable telle que la conscience, est que, plutôt que de se laisser charmer par l’effet extraordinaire du phénomène, il est préférable d’explorer les procédés « par défaut » que la science met à notre disposition. Ainsi, après que l’on s’est étonné que les propriétés de la conscience (les couleurs, les sons… le fameux What is it like, etc.) apparaissent d’un  type radicalement différent des propriétés physiques avec lesquelles elles sont corrélées, il conseille en priorité d’écarter les hypothèses métaphysiques « douteuses » telles que le dualisme ou l’idéalisme, voire le panpsychisme, au profit du modèle général de toute science physique basé sur l’observation objective, la mesure et la quantification.

Cette approche conduira Dennett à soutenir la théorie illusionniste de la conscience[2]. C’est que l’effet que cela fait d’être cet organisme n’est, pour lui, qu’un « grain de sable » sans véritable signification. Ainsi, il considérera celle-ci comme une croyance plutôt que comme la saisie directe de quelque chose de réel. Cependant, il semble bien que lorsque je hume l’arôme d’un vin d’Alsace par exemple, j’éprouve une sensation odoriférante d’une qualité subjective particulière et que j’en suis pleinement conscient. C’est précisément ce point de vue que Dennett réfute. Il ne conteste pas le fait que nous croyons vivre des expériences présentant ces qualités mais l’attitude réaliste à leur égard. Ce n’est plus le phénomène lui-même qui intéresse ici le naturaliste, mais sa croyance, autrement dit, l’effet de croire au phénomène de la conscience. La conséquence de ce déplacement en direction de la seule approche objectiviste du phénomène déracine tout le « mystère » de la conscience. Dans son ouvrage La conscience expliquée, Dennett cherche à montrer que les méthodes en troisième personne sont suffisantes pour étudier la conscience aussi complètement que n’importe quel autre phénomène de la nature comme le métabolisme, la reproduction, etc.

La méthode qu’il envisage, dans la lignée des avancées en psychologie expérimentale, en neurophysiologie et dans les sciences cognitives, il la nomme « hétérophénoménologie ». C’est-à-dire que ce que ressent et dit le sujet est en fait sérieusement pris en compte mais la traduction en mots de l’effet que cela fait d’être l’organisme qu’il est vient seulement s’ajouter aux autres données descriptibles en termes d’événements physiques (chimiques, électriques, hormonaux, acoustiques, etc.). Ainsi la prise en compte des qualités de la conscience, par le biais de cette hétérophénoménologie laisse indéchiffrées les qualités elles-mêmes. Remarquons cependant qu’en adoptant la « perspective intentionnelle[3] » Dennett se donne les moyens d’interpréter les actes de langage en croyances, mais il n’empêche que cette hétérophénoménologie n’est ni plus ni moins qu’une élimination du phénomène au profit du fonctionnel.

Selon Descartes, la connaissance de la matière apparaît plus difficile que celle de l’esprit. La distinction entre les apparences du monde extérieur – que nous appréhendons au moyen de nos expériences perceptives –, et les apparences de ce qui se passe dans notre propre esprit fait que nos expériences conscientes – que nous appréhendons directement –, ont les qualités qu’il nous semble qu’elles possèdent. Toutefois, pour Dennett, la science est une sorte de béhaviorisme : seuls les comportements, intérieurs et extérieurs, grands ou minuscules, sont à expliquer. Ainsi, ce qui est affirmé au sujet de l’expérience subjective ne peut se traduire en termes de physique, de chimie ou de neurophysiologie que si on interprète ces croyances en termes de comportements.

Mais est-ce vraiment prendre la conscience au sérieux ? Autour du « sérieux », la communauté philosophique se divise. Pour les uns[4] le sérieux doit s’ancrer dans les connaissances scientifiques les plus assurées ; pour les autres[5], une théorie de l’esprit fondée exclusivement sur ce qui peut être observé de l’extérieur passe à côté de la réalité mentale.


[1]  Son œuvre est particulièrement bien traduite en français. Pascal Engel a traduit, La Stratégie de l’interprète, Paris, Gallimard, 1990, La Conscience expliquée, Paris, Odile Jacob, 1993, Darwin est-il dangereux ?, Paris, Odile Jacob, 2000. On trouve, traduit par Chirstian Cher, Une théorie évolutionniste de la liberté, Paris, Odile Jacob, 2004 et par Claude Pichevin, De beaux rêves : obstacles philosophiques à une science de la conscience, Paris, Gallimard, 2008.

[2] On peut lire le numéro 55 de la revue Klesis consacré à la théorie illusionniste.

[3] La perspective intentionnelle considère les croyances et les désirs comme de structures théoriques attribuées à certains systèmes afin de comprendre leurs comportements, cf. D. Dennett, The Intentional Stance, MIT Press, Cambridge, trad. Française P. Engel, La stratégie de l’interprète, Paris, Gallimard, 1990.

[4] Voir l’article du Monde en hommage au philosophe du 3 mai 2024.

[5] De Thomas Nagel à David Chalmers, en passant par Galen Strawson, Philip Goff et bien d’autres…

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