Première publication, septembre 2013 (révisée août 2015)
Lorsque l’on cherche à préciser la question métaphysique « Que contient la réalité ? », on peut se demander si ce qu’elle contient est exclusivement physique ou si l’on doit y inclure certains aspects non-physiques (mentaux, voire abstraits). L’enquête au sujet de ce que cela signifie d’être « mental » ou d’être une entité abstraite se trouve alors pleinement justifiée.
Héritées de notre culture, les images du monde que notre sens commun produit sont démêlées puis clarifiées dans les sciences dites « spéciales », comme la biologie ou la psychologie par exemple. Toutefois, ces sciences parce qu’elles décrivent des entités qui sont ultimement composées de « choses » purement physiques nourrissent un lien manifeste avec la physique fondamentale. On peut alors se poser la question de savoir si la physique fondamentale est susceptible de nous fournir une théorie de ce que contient la réalité ? Il ne semble pas absurde, en effet, de penser que la physique fondamentale nous rende compte de façon ontologiquement « sérieuse » de la nature des « choses ». Mais qu’en est-il alors des autres sciences ? Doit-on comprendre que la biologie et la psychologie, et toutes les sciences dites « spéciales » doivent être réduites à la physique fondamentale ou remplacées par elle ?
Si l’on attribue à la physique fondamentale la légitimité de nous dire ce qui est, est-ce que l’on peut encore parler d’un objet, par exemple, cet arbre que je vois en regardant par la fenêtre autrement qu’en termes de particules élémentaires ? Le projet de métaphysique réaliste, qui cherche à rendre compte de la réalité indépendamment de notre esprit, a-t-il encore un sens ? Pour accentuer cette inquiétude philosophique on peut se demander si nous ne sommes pas tout simplement, condamnés à n’observer qu’un monde d’apparences trompeuses. L’arbre que je vois n’est-il qu’une apparence d’arbre ? A contrario, si je suis engagé à soutenir que les arbres existent dois-je alors postuler quelque chose de plus que la collection de particules élémentaires dans un champ quantique ?
Quand on se pose se genre de questions au sujet de l’existence d’un arbre, on se demande au fond si les jugements à propos de cette chose, là devant moi, la concernant sont vrais. Examiné au travers du prisme de la physique fondamentale, l’arbre sera peut-être une sorte de tourbillon dans l’espace-temps. Mais, pourquoi cette vérité au sujet de l’arbre devrait-elle « plus vraie » que la vérité de mon expérience de voir ce que tous les membres de ma communauté linguistique appellent « arbre » quand ils voient cette « chose-là » ? Ce que nous laisse entrevoir la physique fondamentale c’est ce qui relie ensemble les vérités que l’on peut produire au sujet de cet arbre.
En dehors de me trouver dans un état d’hallucination, je peux assez sereinement soutenir que cet arbre existe. Certes cet arbre est composé de plusieurs parties (un tronc, des racines, des branches, des feuilles) qui arrangées ensemble constituent cet arbre. Mais dois-je pour autant soutenir qu’en plus de ces parties, il y a un arbre ? En termes de « ce qui rend vrai » mon énoncé « il y a un arbre devant moi », je n’ai à la disposition de mon jugement que l’ensemble des ces parties qui le constituent. Autrement dit, lorsque je dis qu’il y a un arbre, là devant moi, je prétends que ce terme « arbre » exprime une vérité et que cette vérité est cohérente avec ce que nous dit la physique fondamentale au sujet de la nature des « choses » microscopiques.
On peut cependant considérer qu’un tel point de vue possède quelques relents « éliminativistes » au sujet des entités des sciences spéciales et du sens commun. On serait alors peut-être tenté de soutenir que les différentes sciences « spéciales » nous décrivent une hiérarchie qui correspond à des niveaux autonomes de réalité. (La conductivité électrique par exemple est située au niveau moléculaire, alors que certaines autres fonctions, la reproduction par exemple, ne se rencontrent qu’au niveau cellulaire, etc. Quant au mental on n’en parle qu’au niveau élevé des organismes supérieurs.)
Ce que l’on nomme le « physicalisme non-réductionniste » est une théorie qui justement soutient que le mental, les états et les propriétés psychologiques disons, constitue un ensemble qui certes entretient un lien avec les entités physiques qui le « réalise » mais lui est irréductible. Une telle ontologie « physicaliste », mais de second ordre, qui conçoit le mental comme entièrement dépendant et déterminé par le physique postule des états mentaux et des propriétés irréductibles. Ce n’est pas sans conséquence ! En effet, non réductibles aux états et propriétés physiques, le mental qua mental nourrit le problème du corps et de l’esprit et fait perdurer en l’immobilisant, la question de la causalité mentale[1].
Une telle ontologie de propriétés mentales distinctes et irréductibles à leur base physique conduit à penser que l’esprit est soit un épiphénomène, soit qu’il est identique ou réduite aux propriétés physiques : c’est la conclusion puissante de l’argument de l’exclusion causale du mental. Néanmoins, que les propriétés mentales, en tant que propriétés de second ordre distinctes de leurs réalisateurs de premier ordre, soient dépossédées de leurs propres pouvoirs causaux demeure pour un grand nombre de philosophes une erreur, voire une absurdité.
N’est-il pas, en effet, vrai que mon désir d’atténuer une douleur dentaire et la croyance que dans l’armoire à pharmacie je trouverai du paracétamol constituent bien la cause de mon déplacement ? La question du « vrai » nous renvoie ici directement à « ce qui rend vrai ». Lorsque j’affirme que c’est mon intention de calmer cette douleur dentaire qui est la cause de mon déplacement je peux invoquer ce que les philosophes nomment la « pertinence causale » des propriétés mentales. Pourquoi devrions-nous douter de la vérité d’un énoncé causal comme « mon intention est la cause de mon déplacement » ? Une telle description est parfaitement vraie. Cependant, si l’on veut enquêter sur ce qui rend vrai cette explication je vais avoir besoin d’approfondir mon enquête dans le domaine physique (neuronal en particulier). En effet, la pertinence causale de mon intention provient-elle de quelque chose de plus que du pouvoir causal de certaines propriétés de mon cerveau ? En un certain sens, la physique est « la science de tout » écrit John Heil dans son dernier livre[2] (p. 187). Toutefois, la vérité causale exprimée dans un vocabulaire de neurosciences n’est pas la seule vérité. La description psychologique qui fait appel à une intention est aussi vraie que la description qui fait appel à des termes physiques. Ainsi, si la physique est la « science de tout », elle n’a pas le privilège de la description de tout.
Lorsque l’on questionne l’ontologie de cette manière, le sens de la distinction physique/mental tend à se vider de son contenu. John Heil, encore lui, écrit :
Le mental et le physique sont des noms, non des familles de substances et de propriétés, mais des manières que nous avons de concevoir, de décrire et d’expliquer l’univers. (p. 209)
Ce n’est donc pas parce que l’on divise le monde en différentes entités physiques, chimiques, biologiques et qu’en plus on subdivise certaines d’entre elles en différentes entités mentales, que ces divisions constituent des différences ontologiquement profondes. Il n’y a pas de niveau psychologique qui soit à la fois autonome et déterminé par le niveau physiologique de la réalité. Il y a seulement le niveau fondamental, qui est ni physiologique, ni psychologique.
Références
[1] Ce dont je rends compte dans mon livre Le corps et l’esprit, essai sur la causalité mentale, Vrin 2013.
[2] The Universe As We Find It, Oxford University Press, 2012.