Première publication, février 2009 (révisée août 2015)
Selon un point de vue traditionnel, les propriétés de nos états mentaux sont réalisées par des états du cerveau, mais ne leur sont pas identiques.[1] De manière plus large, les propriétés ou les événements des sciences spéciales sont tenus, également, pour être réalisées mais non identiques à des entités physiques. Certaines propriétés comme la propriété pour un billet de banque de posséder une valeur de 10 €, par exemple, bien que réalisée par un billet de banque n’est pas identique aux propriétés physiques de ce billet. On pourrait dire que le billet de banque joue le rôle de posséder la valeur de 10 € au sein d’un ensemble de relations économiques. De façon analogue, une propriété psychologique comme la croyance de James que la ville de Trieste est une ancienne colonie romaine, bien que réalisée par un état du cerveau de James n’est pas identique à des propriétés de son cerveau. En effet, le contenu de cette croyance, la connaissance historique de la ville de Trieste ne dépend pas des propriétés qui la réalisent. Ainsi, le fait que ces propriétés réalisées ne soient pas identiques à leurs propriétés physiques réalisatrices, bloque à la fois la réduction et leur élimination au profit des seules propriétés physiques. C’est pourquoi, la relation de réalisation apparaît comme un puissant appui à la thèse du physicalisme non réductible.
Comme forme de survenance, la relation de réalisation apparaît comme une relation de dépendance asymétrique, synchronique et non causale entre deux familles de propriétés. Considérons deux cas de réalisation physique :
(1) Le monochrome IKB 3 d’Yves Klein est réalisé en pigment pur dans de la résine synthétique.
(2) Un programme de traitement de texte est réalisé par mon ordinateur.
Dans les deux énoncés, le terme « est réalisé » semble exprimer deux cas de réalisation physique de nature différente. (1) asserte que la réalisation est une relation obtenue entre un tableau et une certaine matière colorée. La résine et le pigment sont les réalisateurs du tableau. La réalisation est, ici, la relation qui s’établit entre ces matériaux et le monochrome. Cependant, l’ensemble des matériaux entrant dans la composition du tableau n’est pas identique au tableau. L’énoncé (2), quant à lui, asserte que la partie physique électronique (hardware) de l’ordinateur implémente ou réalise un programme. L’activité électrique dans l’ensemble des composants électroniques n’est pas identique à l’opération consistant à justifier un texte ou à le souligner.
Se pourrait-il, néanmoins, que l’un ou l’autre de ces énoncés exprime mieux le genre de chose qu’est la réalisation physique ? Dans les deux cas, les propriétés physiques du substrat résineux pigmenté et les propriétés électroniques du hardware de l’ordinateur font survenir, de façon synchrone, les propriétés esthétiques du tableau et les propriétés de computation du programme de traitement de texte. Dans les deux cas, également, les propriétés réalisées ne sont pas identiques. Enfin, dans les deux cas, il n’existe pas de lien causal entre ce qui est réalisé et les états de choses qui les réalisent.
Traditionnellement, la réalisation physique fait appel aux ordinateurs ou aux machines de Turing. C’est ainsi que le fonctionnalisme a été introduit dans la littérature. L’idée à la base du fonctionnalisme est que les états mentaux sont, en un certain sens, des états du cerveau. Cependant, un peu comme les états d’un programme implémenté dans un ordinateur ne sont pas identiques aux processus électroniques de la machine, ces états ne sont pas identiques aux processus physiques/biologiques du cerveau.
L’analogie avec l’ordinateur veut signifier que les esprits entretiennent une relation à leur incarnation physique qui est analogue aux relations que les programmes entretiennent avec les systèmes électroniques qui leur permettent de s’exécuter. Chaque programme pourrait être, en effet, exécuté par un système électronique différent. De la même façon, nous pourrions supposer que les esprits peuvent avoir différentes incarnations. Pour nous, Terriens, nos cerveaux sont le hardware. Pour un extraterrestre, par contre, qui partagerait les mêmes états psychologiques que les nôtres, son hardware pourrait être très différent. La solution fonctionnaliste semble ainsi nous offrir une solution au problème de l’interaction : les esprits ne sont pas identifiables aux propriétés du cerveau, mais ils ne sont pas pour autant des entités immatérielles non reliées aux corps. Parler d’esprit revient seulement à parler de systèmes physiques à un niveau supérieur ou à un niveau abstrait. Croire que Trieste est une ancienne colonie romaine ou éprouver une douleur à la tête ne sont pas plus identiques à des processus cérébraux que les programmes informatiques ne sont identiques à des processus électroniques. Les processus cérébraux réalisent les pensées comme les processus électroniques réalisent les programmes.
Considérons, maintenant, deux énoncés exprimant des cas de réalisation physique de propriétés mentales :
(3) Léopold croit que les rognons de mouton grillé sont un mets délicieux.
(4) La douleur ressentie dans mon pied est réalisée par un processus cérébral.
La croyance de Léopold n’apparaît pas d’emblée comme une propriété réalisée physiquement. En effet, ce qui constitue l’état physique réalisant l’état intentionnel de Léopold n’est pas le seul constituant de sa croyance. Néanmoins, il semble plausible de soutenir que bien que la réalisation d’un état intentionnel implique des événements en dehors du corps du sujet, les constituants des états de choses qui sont situés à l’intérieur de la personne sont impliqués de manière directe dans le comportement du sujet. L’énoncé (4), quant à lui, est l’analogue de l’énoncé (2). En effet, en nous parlant de la réalisation d’un état psychologique, il correspond à la thèse que l’esprit devrait être interprété comme un programme d’ordinateur. C’est l’approche standard et historique de la relation de réalisation : une survenance fonctionnelle.
Références
[1] J. Fodor, 1974, « Special sciences and the Disunity of Science as a Working Hypothesis », Synthese, 28, p.77-115 ; H. Putnam, 1967, « The Nature of Mental States », Art, Mind and Religion, University of Pittsburgh Press, trad. française J.M. Roy, in Philosophie de l’esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, textes réunis pas D. Fisette et P. Poirier, 2002, Vrin, Paris.