Première publication, mars 2007 (révisée août 2015)
L’objection majeure faite à la théorie de l’identité esprit-cerveau, est constituée par le refus de n’avoir à expliquer les phénomènes mentaux, qu’en termes strictement neurophysiologiques. Cependant, la thèse de l’identité des types apparaît encore plus menaçante, à certains, quand ses tenants affirment que, de façon ultime, les états mentaux sont réductibles à des états du cerveau.
Ainsi, bien que la « douleur » et « l’activation d’une certaine fibre C » ne soient pas des synonymes, ou pour le dire comme Smart, que nos concepts d’états mentaux comme la douleur, sont différents de nos concepts d’états neuraux[1], la propriété d’éprouver de la douleur pourrait être identique à la propriété d’être une activation d’une certaine fibre C. En conséquence, si tous les états mentaux sont systématiquement identifiés à leurs corrélats neuraux, il y a donc un sens dans lequel le langage de la psychologie peut-être remplacé par un langage qui ne parlerait que de processus cérébraux. Ainsi, la thèse de l’identité est une thèse réductionniste.
Contre cette menace, Hilary Putnam[2] introduit l’argument de la réalisation multiple, à savoir que des états mentaux similaires peuvent être possédés par des créatures pouvant différer physiquement ou physiologiquement, voire neurologiquement des êtres humains. L’objectif de cet argument, véritable fer de lance contre la théorie de l’identité des types, est ainsi décrit par H. Putnam :
Si nous pouvons trouver un seul prédicat psychologique qui peut être clairement appliqué à la fois à un mammifère et à une pieuvre (par exemple « avoir faim »), mais dont le « corrélat » physico-chimique est différent dans les deux cas, la théorie de l’état cérébral s’effondre. Il me paraît plus que probable que nous en soyons capables[3].
Pour Putnam, parler de « corrélat » physico-chimique d’un prédicat commun comme « avoir faim », revient à reconnaître une certaine identité entre le mental et le physique. Cependant, si avoir faim est identique dans ce sens à un état physico-chimique, il l’est à un certain état physique particulier. Toutefois, il existe un nombre indéfini d’états physiques qui réalisent ou implémentent, la propriété de ressentir la faim dans différents organismes. Il n’est alors plus question d’identité entre les états mentaux et les états physiques du cerveau, mais de réalisation des premiers par les seconds. Une telle relation de réalisation se caractérise, comme une détermination non causale entre propriétés. Autrement dit, la relation entre les états du cerveau et les états mentaux, n’est pas une relation causale. D’ailleurs, en philosophie de l’esprit, on a le plus souvent recours au concept de survenance du mental sur le physique, pour décrire de façon générale, le lien qui unit le mental au physique.
Ainsi, la relation de réalisation consiste à affirmer qu’en possédant une propriété mentale M, une entité quelconque possède une propriété physique réalisatrice P. Le point central de cette relation, est que la propriété P ne constitue pas une condition nécessaire à la réalisation de M. En effet, les réalisateurs sont métaphysiquement suffisants pour la réalisation. C’est ainsi que M peut avoir une occurrence sans que nécessairement P en ait une : des propriétés physiques différentes peuvent réaliser M dans différents types d’entités. Autrement dit, à l’intérieur de l’image de la réalisation multiple, il n’existe pas un simple genre neural, qui, par exemple, réalise la douleur dans tous les types d’organismes. Chaque réalisateur physique distinct est suffisant, pour instancier une propriété mentale, mais pas un n’est nécessaire.
L’argument de la réalisation multiple trouve son origine dans l’intuition que certaines créatures pourraient avoir des sensations sans avoir un cerveau comme le nôtre ou même pas de cerveau du tout. Putnam, supposait ainsi – et beaucoup le suivirent – que cette intuition révélait toute l’impossibilité de la théorie de l’identité des types.
Considérons, maintenant, ce que doit faire le partisan de l’état cérébral pour étayer ses affirmations. Il doit spécifier un état cérébral qui soit tel que n’importe quel organisme (et pas seulement un mammifère) éprouve de la douleur si et seulement si a) il possède un cerveau d’une structure physico-chimique adéquate ; b) son cerveau est dans cet état physico-chimique. Ce qui veut dire que l’état physico-chimique en question doit être un état possible d’un cerveau de mammifère, de reptile, de mollusque (les pieuvres sont des mollusques et il est certain qu’elles éprouvent de la douleur), etc. En même temps ce ne doit pas être un état possible (physiquement possible) du cerveau de n’importe quelle créature physiquement possible qui n’éprouve pas de douleur. Même si on pouvait trouver un tel état, il doit être un état du cerveau de n’importe quel organisme vivant extraterrestre qui peut être découvert et qui soit capable d’éprouver de la douleur, avant même de pouvoir commencer à envisager qu’il soit la douleur[4].
Ainsi, la lecture que fait Putnam de la thèse de l’identité consiste à affirmer, que le partisan de cette thèse, en affirmant que chaque créature consciente doit être capable d’avoir des états identiques à nos états cérébraux, est engagé dans un point de vue extravagant. En conséquence, il propose que les états de conscience puissent être réalisés par différents états biologiques ou non biologiques, comme par exemple, certaines créatures ne possédant pas de cerveaux comme les nôtres, mais qui néanmoins pourraient être conscientes. Il apparaît donc que ces états mentaux pourraient être réalisables de façon multiple.
Références
[1] 1959, « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, 68, reprinted in John Heil, Philosophy of Mind : a Guide and Anthology, Oxford: Oxford University Press, p. 121.
[2] 1967, « The Nature of Mental States », Art, Mind and Religion, University of Pittsburgh Press, trad. Française J.M Roy, in Philosophie de l’esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Textes réunis pas D. Fisette et P. Poirier, 2002, Vrin, Paris.
[3] Ibid., p. 281.
[4] Ibid., p. 280-281.
1 Commentaire
Il me paraît étrange de partir de l’idée d’états mentaux similaires (qui sont toujours éprouvés subjectivement) chez des espèces différentes, pour ensuite montrer qu’ils sont réalisés de façon multiple. Cela laisse la question de l’identité des états mentaux totalement invérifiable, puisqu’ils sont de nature non matérielle… À moins qu’on ne les considère que par leurs effets extérieurs — mais alors on ne peut conclure que sur la réaction à l’état mental ; pas sur l’état mental lui-même. C’est une analogie qui vaut pour les hommes mais qui est de moins en moins directe à mesure qu’on considère des espèces éloignées de l’homme.
Il me semble plus naturel de penser que si deux configurations cérébrales sont différentes, l’état mental qui en découle sera différent, qu’il doit forcément avoir « quelque chose de différent », même s’il joue le même rôle apparent… A priori, si des causes sont différentes, elles ont un effet différent. Mais si malgré cette différence apparente dans les causes, l’effet extérieur est le même, c’est qu’il doit y avoir « quelque chose en commun » entre ces configurations cérébrales, qui est l’explication de leur caractéristique commune. Il me semble que c’est là une démarche plus scientifique que celle de Putnam : si effectivement les états mentaux (ou plutôt ce qu’on peut en observer) sont réalisables de façon multiple, alors comment expliquer que ce sont, malgré tout, les mêmes ?
L’hypothèse de Putnam revient à nier le principe de raison suffisante, qui est au fondement de toute science, en installant une discontinuité totale, irrationnelle et donc inexplicable, entre le domaine du matériel et le domaine du mental. Elle revient à l’affirmation arbitraire de cette discontinuité, alors qu’il est plus constructif de chercher ce qui relie le matériel au mental, même si on n’est pas certain d’y arriver. De la même manière qu’on peut inférer de comportements semblables un état mental semblable (ce que fait Putnam) on doit pouvoir inférer de comportements semblables une cause cérébrale semblable (ce qu’il refuse, alors que c’est la seule chose vérifiable)
Pour ma part, je vois plutôt la réalisation multiple des états mentaux (ou plutôt de ce qu’on en observe, c’est-à-dire des états mentaux qui ont une fonction en commun) comme un défi pour la science ; et c’est sûrement précisément là qu’on verra ce qui distingue le mental du matériel, qu’on pourra saisir la nature du mental en tant qu’il est matériel : en observant les différentes formes que le même état mental peut prendre dans la matière. En voyant les différentes formes que l’évolution biologique a donné à la même chose. Pour le reste, il ne peut s’agir que d’une croyance en une réalité spirituelle, qui en dernier ressort ne concerne pas les sciences.