Le fantôme dans la machine

Première publication, février 2007 (révisée août 2015)

Descartes nous conduit donc à raisonner comme si l’esprit devait désigner un genre d’entité et que ce que nous appelons « croyances », « sensations » ou tout autre événement mental se référaient à des états qualitativement similaires. Pour éviter cette confusion, Wittgenstein nous prescrit un remède dans lequel il nous demande d’être attentifs à la manière dont nous employons nos mots dans les circonstances ordinaires. En effet, « les problèmes philosophiques naissent quand le langage est en fête. »[1] écrit Wittgenstein. La fête, c’est quand le langage prend des vacances, c’est-à-dire quand nous perdons le contact avec la manière dont les mots travaillent tous les jours.

Dans nos relations ordinaires avec les autres, nous ne nous posons pas toutes ces questions quant à notre capacité de savoir comment les autres pensent. Le problème des autres esprits apparaît quand nous retirons l’ « esprit » de son contexte où il se déploie naturellement. Nous interprétons alors le mot « esprit » d’une façon spéciale et nous accouchons d’un problème.

Ryle

Gilbert Ryle, dans un ouvrage désormais classique, La notion d’esprit[2], amplifie ce point de vue. Ce que vise Ryle, explicitement, est, ce qu’il nomme, la « doctrine officielle » derrière laquelle on trouve l’ontologie cartésienne. Ryle écrit :

Descartes s’est vu dans l’obligation de décrire le fonctionnement de l’esprit comme la simple négation de la description spécifique du corps ; l’esprit n’est pas dans l’espace, ne se meut pas, n’est pas une modification de la matière et n’est pas accessible à l’observation publique. L’esprit n’est pas un rouage d’une horloge, mais il est un rouage de quelque chose qui n’est pas une horloge.

Vu de la sorte, l’esprit n’est pas seulement un fantôme attelé à une machine ; il est lui-même une machine fantomatique. Quoique le corps humain soit une machine, il n’est pas une machine ordinaire ; certains de ses fonctionnements sont commandés par une autre machine intérieure à lui et cette machine-pilote intérieure est d’un genre très spécial. Invisible, inaudible, elle n’aurait ni taille ni poids ! On ne pourrait la démonter mais les lois qui la gouvernent ne sont pas connues de l’ingénieur ordinaire. Par ailleurs, on ne sait rien de la façon dont elle gouverne la machine corporelle[3].

Comment finit-on par produire ce fantôme ? Selon Ryle, la supposition que les esprits sont des genres d’entités revient à faire une erreur de catégorie. Tout commence par une confusion dans l’attribution de propriétés ou dans la classification des choses. Par exemple, supposons que je conduise un visiteur étranger à l’université de Rennes1. Nous nous promenons dans différents endroits. Je lui montre le bâtiment de la scolarité, celui de la physique, de la chimie, l’UFR de philosophie… Nous visitons la bibliothèque, je lui présente même certains enseignants, je lui fais rencontrer des étudiants. Quand tout cela est fait, je lui demande si il y a quelque chose qu’il désirerait voir et il me répond : « Vous m’avez montré des bâtiments administratifs, j’ai vu des amphis, la bibliothèque, nous avons rencontré des étudiants, des professeurs, mais vous ne m’avez pas montré l’université. »

Je pourrais dire alors de ce visiteur étranger qu’il fait une erreur de catégorie. En effet, il aura pris le terme « université » comme désignant un objet similaire, mais distinct de ceux que je lui aurais montré auparavant.

Et si le visiteur persiste dans sa croyance que l’université désigne une telle entité en dépit de ne jamais la rencontrer, il pourrait alors en arriver à imaginer que l’entité en question est peut-être une entité immatérielle.

C’est une erreur analogue, affirme Ryle, qui est à la source du dualisme cartésien. Nous commençons avec l’idée que les esprits sont des entités, distinctes mais similaires aux cerveaux et aux corps. Lorsque nous cherchons à loger de telles entités dans le monde matériel et que nous ne parvenons pas à le faire, alors nous finissons par penser que ces entités sont des entités immatérielles. Ainsi, nous finissons par voir l’esprit comme un fantôme dans la machine.

Si le terme « esprit » n’a pas pour fonction de nommer un genre particulier d’entité matérielle ou immatérielle, quelle est alors sa fonction ? Peut-être qu’une créature possède un esprit non en vertu d’être équipé d’un genre d’organe interne mystérieux – un fantôme – mais en vertu d’être une sorte de créature capable d’engager des comportements exhibant une certaine spontanéité dans ses réactions et une organisation relativement complexe. Ainsi les états d’esprit – maux de têtes, intentions, croyances – seraient possédés par des créatures intelligentes en vertu de ce qu’ils font ou de ce qu’ils feraient.

Références

[1] 1953, Philosophical Investigations, Rhees R. and Anscombe, G.E, Oxford Blackwell, trad. Française, Investigations philosophiques, par P. Klossowski, Gallimard, 1961, nouvelle traduction française, Recherches philosophiques, Françoise Dastur et Maurice Elie, Gallimard, 2005, § 38.

[2] 1949, The Concept of Mind, trad. Française S. Stern-Gillet, La notion d’esprit, 1978, Payot, nouvelle édition de poche, préface de J. Tanney, Payot et Rivages, 2005.

[3] Ibid., p. 87.

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