Première publication, novembre 2013 (révisée août 2015)
Mon essai sur la causalité mentale (septembre 2013) veut contribuer à la solution du problème de la causalité mentale. Dans les lignes qui suivent, j’en résume l’argument.
Ce qui est jeu dans la causalité mentale n’est ni plus ni moins notre notion d’agent. En effet, les agents produisent des actions – qui sont aussi des comportements physiques – que le sens commun explique et prédit en citant leurs causes. Or il s’avère que ce qui cause les actions sont des événements mentaux. Ainsi, le concept d’agent est porté par une intuition préliminaire que les causes mentales ont des effets physiques. Mais « Comment est-il possible que nos croyances, nos désirs et les autres états mentaux parviennent à guider nos actions ? » ; « Comment ce que nous pensons, voulons, ressentons et percevons peut constituer la cause de certains mouvements de notre corps ? »
Chercher à comprendre ce qu’est la causalité est une des tâches philosophiques les plus épineuses. Un grand nombre d’auteurs s’accorde cependant pour dire que ce qui constitue la connexion causale ce sont des événements et que dans ces événements les propriétés des « choses » jouent un rôle central. Par exemple, ma croyance qu’il pleut et mon désir de ne pas me mouiller sont deux propriétés mentales que j’exemplifie à un moment précis et qui constituent un événement mental qui cause l’action d’ouvrir un parapluie. Cette occurrence de causalité paraît bien ordinaire. Elle l’est ! Il faut dire que c’est constamment que nos états mentaux, nos croyances, nos désirs, nos intentions, produisent certains mouvements de notre corps, et ce, afin d’agir dans notre environnement, nous mettre en adéquation avec lui, le modifier, mais aussi le percevoir, le connaître. Ce à quoi on assiste est donc bien que les propriétés de nos états mentaux peuvent produire certains effets physiques. Toutefois il y a un principe qui affirme que tout effet physique a une cause physique suffisante. Autrement dit que les propriétés physiques suffisent à produire des effets physiques. Mais croire qu’il pleut et vouloir rester au sec demeurent des propriétés mentales efficaces ! Nous serions donc en présences de deux occurrences de propriétés exerçant leur pouvoir en même temps, l’une mentale et l’autre physique ! Comment est-ce possible que deux causes produisent le même effet ? Sans parler du « comment », ce que l’on peut dire c’est que c’est possible mais assez rare. Une certaine théorie du complot par exemple fait l’hypothèse de la présence de deux tireurs lors de l’assassinat de Kennedy. Si ces conditions étaient avérées, on parlerait de surdétermination causale. Dans le cas de la cause mentale, aurions-nous à faire à un cas de surdétermination causale qui ferait qu’à chaque fois qu’un événement mental produit un effet, ce dernier a aussi une cause physique ?
Ce qui vient peut-être à l’esprit, si l’on n’a pas envie de convoquer les fantômes dans notre machine d’agent, c’est de se dire que les propriétés physiques impriment certes leurs marques dans la cause d’un effet physique mais que le mental y est associé. C’est de cette « association » dont il est question dans cet essai. Mais est-ce une association ? Le mental et le physique ne seraient-il pas plutôt identiques ?
Les types de mariage métaphysique entre le mental et le physique sont multiples et ne datent pas d’hier. C’est le problème général du corps et de l’esprit (le Mind-body problem). Au XVIIème siècle c’est la princesse Elisabeth de Bohème qui demande à Descartes comment une substance, dont l’attribut est la pensée, peut causer un mouvement dans une autre substance qui, elle, est étendue ? La réponse du philosophe dualiste demeure mystérieuse… il parle d’une relation causale sui generis entre l’âme et le corps, et qui plus est, ne ressemblant en rien avec ce que nous pouvons rencontrer dans le monde physique. La question de cette relation va ainsi être l’objet de nombre d’hypothèses métaphysiques (occasionalisme, harmonie préétablie…) avant que n’émerge dans les années 50-60 du siècle dernier, une théorie robuste et élégante sur la nature de l’esprit : l’identité entre l’esprit et le cerveau. Ainsi à la question de savoir comment un état mental pouvait mouvoir un corps ou comment nos croyances, nos désirs, nos sentiments pouvaient nourrir des intentions et causer ainsi l’activation de certaines zones neuronales puis commander à la contraction de muscles afin que nous prenions notre parapluie parce qu’il pleut, JC. Smart, H. Feigl et UT. Place, répondirent par l’identité des propriétés physiques et des propriétés mentales. On pouvait alors croire que le problème de l’interaction entre le corps et l’esprit qu’avait légué Descartes était résolu ; en fait, il reprenait vie, reposant une fois encore sur la table de travail la question métaphysique, pour paraphraser J. Kim, de la place de l’esprit dans un monde physique.
La théorie de l’identité esprit-cerveau a, en effet, été rapidement affaibli par l’argument dit de « la réalisation multiple du mental ». L’argument insistait pour dire que lorsque nous attribuons des propriétés mentales à des agents, nous faisons abstraction de ce qui les réalise. Selon la théorie fonctionnaliste de l’esprit, instancier une propriété mentale c’est être dans un certain état qui joue le rôle causal de la propriété mentale et ce rôle peut être réalisé par une variété de propriétés physiques. On ne peut alors plus soutenir que la propriété mentale est identique à la propriété physique qui la réalise. Lorsque je crois qu’il pleut et que je désire rester au sec, j’instancie une certaine propriété mentale qui joue un rôle causal, celui d’ouvrir un parapluie, et ce rôle causal est rempli par une propriété physique (neuronale) P1 ou P2… ou Pn. Les propriétés mentales deviennent alors des propriétés de propriétés, c’est-à-dire des propriétés de second ordre qui ne sont pas identiques aux propriétés physiques. Irréductibles aux propriétés physiques – comment réduire ma croyance qu’il pleut à une propriété physique de mon cerveau ? – mais réalisées par des propriétés physiques, une famille de positions philosophiques s’installe sous le vocable de « Physicalisme non réductionniste ». Mais dans cette solution, un problème demeure.
Il y a problème parce que lorsque l’on soutient que :
(1) les propriétés mentales sont efficaces et
(2) se distinguent des propriétés physiques et, qu’en plus, on admet que
(3) chaque événement physique a une cause physique suffisante.
L’ensemble n’est, en effet, pas consistant. Alors que chacune de ces 3 propositions semblent vraies, prises ensemble cela ne va vraiment pas !
C’est le philosophe Jeagwon Kim qui en produisant son argument dit de la « survenance » ou de l’« exclusion mentale » met à mal tout l’édifice du physicalisme non réductionniste. Il montre que les propriétés mentales sont des propriétés sans pouvoir causal et que ce l’on appelle la causalité mentale s’apparente à un pseudo-processus causal.
C’est donc aujourd’hui autour de l’argument de l’exclusion causale que le problème de la causalité mentale se focalise. Certes pour affermir notre concept d’agent on aimerait donner raison au physicalisme non réductionniste, c’est-à-dire justifier l’existence d’un domaine mental qui soit autonome et causalement efficace sur le domaine physique mais il est bien difficile de résister à l’argument de l’exclusion.
Un problème philosophique c’est comme un nœud dans notre esprit à propos d’une question fondamentale que nous ne parvenons pas à défaire. La façon dont nous cherchons à le résoudre peut alors avoir des implications au-delà de l’espace logique de ses solutions. Le problème de la causalité mentale est de cette nature.
C’est traditionnellement par l’abandon ou par la modification d’un des principes (la pertinence causale des propriétés physiques, la distinction entre le physique et le mental ou encore la cause physique suffisante) qui sous-tend chaque proposition, que l’on cherche une solution (l’argument de Kim par exemple propose d’abandonner la pertinence causale des propriétés mentales). Dans cet essai, partant de l’idée que chacun de ces principes exprime quelque chose de vrai à propos du mental et du physique, je propose d’admettre non seulement la justesse de chacun de ces principes mais de les installer dans une cohérence nouvelle.
Pour cela, j’argue que le problème de la causalité mentale n’est pas le problème de l’exclusion causale mais est un problème métaphysique. Il est certes légitime pour une science qui doit fournir des explications relatives à certains contextes causaux comme la psychologie par exemple, de se demander si une propriété mentale est causalement efficace en tant que propriété mentale. Mais si on parle de métaphysique de la causalité mentale, on se demande alors indépendamment de ces objectifs explicatifs, si le mental en tant que tel est efficace. On cherche à comprendre comment les propriétés mentales peuvent produire le comportement des personnes. Lorsque l’on se dit qu’une propriété physique remplit un certain rôle causal cela revient ni plus ni moins à repousser la métaphysique vers une autre question que l’on peut exprimer ainsi : « qu’est-ce qui fait que cette propriété remplit ce rôle ? »
Remettre le problème de la causalité mentale sur la table de travail métaphysique c’est justement enquêter sur ce qu’est la causalité et ce qu’est une propriété ; ce que sont les types de propriétés. En effet, seule une claire conception de l’ontologie sous-jacente peut accueillir les vérités empiriques. Et le meilleur test pour une ontologie c’est justement sa capacité à fournir une explication générale de ce qui existe et de proposer une structure qui unifie les différentes sciences. C’est ce à quoi s’emploie cet essai.