Première publication, octobre 2013 (révisée août 2015)
Thomas Nagel, professeur à l’Université de New-York, est connu dans le monde philosophique, et au-delà, pour ses nombreuses contributions en éthique, épistémologie et philosophie de l’esprit. Son article « What is it like to be a bat », traduit en Français sous le titre « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? » aura été lu, étudié, discuté, commenté par toutes les personnes qui, de près ou de loin, cherchent à en savoir plus long au sujet de notre vie mentale. L’argument exposé dans son célèbre article soutenait, pour le dire vite, que les phénomènes de la conscience ne sont véritablement connaissables que par les individus qui en font l’expérience.
Le dernier livre du professeur Nagel, publié il y a un peu plus d’un an sous le titre Mind and Cosmos a été, et continue d’être, à la fois l’objet d’attaques sévères de la part de ses coreligionnaires philosophes « naturalistes » mais aussi de soutiens plus ou moins encombrants de créationnistes et autres partisans de l’Intelligent Design. Il faut avouer que le sous-titre de l’ouvrage Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature Is Almost Certainly False, le célèbre philosophe fait plus qu’annoncer les couleurs, il charge.
Face à l’ampleur des attaques de philosophes et de scientifiques (Dennett, Dawkins, Pinker, Leiter et Weisberg, Kitcher… j’en passe… la liste est tellement longue que l’énumération en serait fastidieuse) et à l’entreprise de récupération des anti-darwinistes patentés, Nagel, dans un papier publié en août de cette année dans le New York Times résume le propos de son livre. En attendant le compte-rendu de son ouvrage que je prépare et qui essaiera d’en proposer une lecture raisonnée, voici la traduction de l’article de Nagel.
L’essentiel de Mind and Cosmos
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Voici un bref exposé des positions soutenues plus en détail dans mon livre « Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature Is Almost Certainly False » publié par Oxford University Press l’année dernière. Depuis lors, le livre a suscité un grand nombre de critiques, ce qui n’est pas surprenant compte tenu du point de vue profondément enraciné au sujet du monde qu’il attaque. Il m’a semblé utile de proposer un bref résumé de l’argument central.
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La révolution scientifique du 17ème siècle, qui a entraîné un progrès extraordinaire dans la compréhension de la nature, fut, dès son origine, soumise à une limite décisive résultante de la soustraction du monde physique comme objet d’étude de tous les objets mentaux : la conscience, la signification, l’intention ou la visée. Les sciences physiques qui se sont depuis lors développées décrivent, avec l’aide des mathématiques, les éléments qui composent l’univers matériel et les lois qui gouvernent leurs comportements dans l’espace et le temps.
Nous-mêmes, comme organismes physiques, faisons partie de l’univers et sommes, comme toutes les choses, composés des mêmes éléments de base ; et les progrès récents de la biologie moléculaire ont grandement amélioré notre compréhension des bases physiques et chimiques de la vie. Puisque que nos vies mentales, avec évidence, dépendent de notre existence en tant qu’organismes physiques, en particulier du fonctionnement de notre système nerveux central, il apparaît naturel de penser que les sciences physiques sont en principe susceptibles de constituer la base d’une explication des aspects mentaux de la réalité – et qu’ainsi elle soit en mesure de prétendre à être une théorie du tout.
Cependant, j’estime que cette possibilité est écartée du fait des conditions qui ont définis les sciences physiques depuis l’origine. Les sciences physiques peuvent décrire les organismes comme le nôtre en tant que parties de l’ordre objectif spatio-temporel – notre structure et notre comportement dans l’espace et le temps – mais elles ne peuvent pas décrire les expériences subjectives de tels organismes ou comment le monde leur apparaît de leur point de vue particulier. Il ne peut y avoir qu’une description purement physique des processus neurophysiologiques qui donnent lieu à une expérience et du comportement physique qui lui est généralement associé, mais une telle description, bien que complète, laissera de côté l’essence subjective de l’expérience – comment elle est du point de vue de ce sujet – sans laquelle elle ne serait tout simplement pas une expérience de conscience.
Ainsi, les sciences physiques, en dépit de l’extraordinaire succès dans leur domaine, laisse nécessairement un aspect important de la nature inexpliqué. En outre, dans la mesure ou le mental résulte du développement des organismes animaux, la nature de ces organismes ne peut pas être pleinement appréhendée par les seules sciences physiques. Enfin, puisque le long processus de l’évolution est responsable de l’existence d’organismes conscients et comme un processus entièrement physique ne peut pas expliquer leur existence, il s’ensuit que l’évolution biologique doit être plus qu’un processus physique, et que la théorie de l’évolution, si elle vise à expliquer l’existence de la vie consciente, doit devenir plus qu’une simple théorie physique.
Cela signifie que si la perspective de la science prétend à une compréhension plus complète de la nature, elle doit s’étendre afin d’inclure des théories capables d’expliquer l’apparition dans l’univers des phénomènes mentaux et les points de vue subjectifs dans lesquels ils se produisent – théories d’un type différent de tout ce que nous avons considéré jusqu’ici.
Il existe deux manières de résister à cette conclusion et chacune d’elle se décline en deux versions. La première consiste à nier que le mental soit un aspect irréductible de la réalité, (a) en considérant que le mental peut être identifié avec certaines aspect du physique, tels que les modèles de comportement ou les modèles d’activités neurales, ou (b) en niant que le mental soit une part quelconque de la réalité, en étant une sorte d’illusion (mais alors, une illusion de quoi ?). La seconde manière serait de nier que le mental requiert une explication scientifique au moyen d’une certaine nouvelle conception de l’ordre naturel, soit parce que (c) nous pouvons le considérer comme un simple hasard ou accident, une propriété supplémentaire inexpliquée de certains organismes physiques – ou bien (d) nous pouvons croire qu’il existe bien une explication mais qu’elle n’appartient pas à la science mais plutôt à la théologie, en d’autres termes que l’esprit a été ajouté dans le monde physique au cours de l’évolution par une intervention divine.
Chacune de ses positions ont leurs adeptes. Je pense que ce qui obtient la faveur des philosophes et des scientifiques, (a) la perspective du réductionnisme psychophysique, est dû non seulement au grand prestige des sciences physiques mais au sentiment que c’est la meilleure défense contre la redoutable option (d), la perspective de l’interventionniste théiste. Toutefois, quelqu’un qui trouve que (a) et (b) sont évidemment fausses en soi et (c) complètement invraisemblable n’est pas tenu d’accepter (d) parce qu’une compréhension scientifique de la nature ne requiert pas d’être limité à une théorie physique le l’ordre objectif spatio-temporel. Cela fait sens de chercher une forme étendue de compréhension qui intègre le mental mais qui demeure scientifique – c’est-à-dire qui est encore une théorie de l’ordre immanent de la nature.
Cela me paraît être la solution la plus probable. Alors même que la perspective théiste, dans certaines versions, est compatible avec les preuves scientifiques à notre disposition, je ne la crois pas. En revanche je suis attiré par une alternative naturaliste, bien que non matérialiste. Je subodore que l’esprit n’est pas un accident inexplicable ou un don divin et anomal mais un aspect de la nature que nous ne comprendrons pas tant que nous ne dépasserons pas les limites internes de l’orthodoxie scientifique contemporaine. J’ajouterai que même certains théistes trouveraient cela acceptable puisqu’ils pourraient maintenir que Dieu est en fin de compte responsable de cet ordre naturel étendu, comme ils croient qu’il l’est pour les lois de la physique.
Thomas Nagel