Première publication, novembre 2010 (révisée août 2015)
Le matérialisme ne parvient pas aujourd’hui et ne parviendra pas demain à expliquer les phénomènes de la conscience. Voilà la thèse défendue par David Chalmers dans un ouvrage vraiment impressionnant autour d’un problème des plus difficiles qui soit en philosophie de l’esprit : l’explication des phénomènes de la conscience.
Si le livre a connu un succès considérable à la fin du XXème siècle dans le monde – là où on lit la langue anglaise – il le doit sans doute autant à la défense audacieuse d’une version dualiste concernant l’esprit qu’à la mise en place d’un véritable arsenal philosophique à l’aide duquel le philosophe opère avec force, rigueur, imagination et profonde honnêteté. En effet, dans cette somme, rien ne manque ! L’ensemble des théories philosophiques contemporaines sur la conscience sont passées au crible, analysées et confrontées à celle de l’auteur qui « prend le problème de la conscience au sérieux ». Alors c’est vraiment une chance que nous offrent-là les éditions d’Ithaque de pouvoir enfin nous confronter, en langue française, à l’une des plus exhaustives et stimulantes discussions que l’on puisse lire sur la conscience[1].
Prendre la conscience au sérieux. C’est, en effet, en prenant le problème de la conscience au sérieux, selon Chalmers, que l’on s’aperçoit que ce n’est pas un problème comme les autres. Si certains problèmes concernant l’esprit, sérieux eux-aussi, sont énigmatiques, comme ceux relevant des propriétés intentionnelles par exemple, où l’on cherche à répondre à la question de savoir comment un système physique peut avoir un rôle causal, pour les aspects phénoménaux de la conscience, c’est une tout autre affaire : on passe au mystère (p. 49).
Les aspects phénoménaux de la conscience recouvrent un grand nombre d’expériences, visuelles, auditives, tactiles, olfactives, gustatives, mais aussi celles de la douleur, du chaud et du froid, des émotions… Ces aspects-là, songez au contact du velours sous la main, au parfum de céréale et de tourbe fumée d’un certain whisky, à la piqure d’une guêpe, à des images colorées qui persistent alors que nous fermons les yeux, ou encore à cette sensation de tension qui vous saisit en regardant un film à suspense, n’intéressent pas ou peu les sciences cognitives, non seulement parce qu’ils sont incompréhensibles mais aussi parce que l’analyse fonctionnelle du mental les laisse passer sans que cela nuise à l’explication. On peut, en effet, en sciences cognitives, expliquer comment certains états physiques (neurophysiologiques) sont responsables de l’exécution fonctionnelle de ces états. Mais que certaines croyances par exemple, soient accompagnées ou non d’états particuliers de conscience ne change rien à leur explication. Ainsi, pour Chalmers, quelle que soit l’analyse fonctionnelle que l’on fera, une question restera en suspens : pourquoi ce genre de fonctionnement est-il accompagné par de la conscience ? C’est pourquoi, le problème de la conscience paraît presque naturellement se mettre à l’écart de la recherche sur l’esprit et qu’en conséquence, sa solution ne progresse pas. Bref, alors que, d’un côté, la compréhension de l’esprit causant les comportements progresse, l’explication de la conscience piétine. Pourtant l’interrogation demeure : « comment un système physique peut-il donner lieu à une expérience consciente ? »
Les deux survenances. Pour tenter de comprendre pourquoi les phénomènes de la conscience échappent ainsi à l’explication fonctionnaliste, Chalmers introduit le concept de survenance qu’il subdivise en deux catégories, la survenance logique et la survenance naturelle. Le premier type de survenance explique que si les propriétés B surviennent sur les propriétés A, alors il ne peut pas exister une situation dans laquelle on aurait deux objets x et y qui auraient A alors que x aurait seulement B (p. 63). Autrement dit, il est logiquement impossible que A existe sans B. Pour Chalmers, chaque fait de notre monde survient logiquement sur des faits physiques fondamentaux, à une exception près : les faits de la conscience. Ces faits de la conscience surviennent, explique l’auteur, « naturellement » sur les faits physiques. C’est-à-dire qu’un être conscient requiert non seulement un agencement de particules mais aussi des lois de nature spécifiques à ces agencements.
Ainsi, la conscience ne survient pas logiquement, mais naturellement sur les propriétés de type physique (p. 67). Autrement dit, ce qui garantit l’expérience consciente est l’existence d’une loi de nature et non une force logique ou conceptuelle entre les états physiques et les états de conscience. Cette différence entre les deux types de survenance constitue le cœur de l’argument de Chalmers. En effet, alors que presque tout survient logiquement sur le physique, la relation que la conscience entretient avec le physique n’apparait pas comme étant du même genre que celle que les faits physiques ordinaires entretiennent avec le physique. Chalmers pose ainsi la conscience à part de tous les faits physiques. Mais comment démontrer l’omniprésence de la survenance logique et par là même la place particulière que la conscience occupe dans le monde physique ?
Chalmers fait appel à ce que nous pouvons concevoir. En concevant un monde identique au nôtre, nous concevons un monde identique à la moindre microparticule. Dans cet autre monde tous les faits macro-physiques existent et les propriétés de niveau supérieur sont logiquement survenantes sur le physique. Autrement dit, tous les faits que nous pouvons connaître sont ceux qui surviennent sur les faits microphysiques. Ils forment l’ensemble des sources qui s’offrent à notre connaissance. Mais si un fait ne survient pas sur les faits microphysiques rien qui s’apparente à une donnée externe ne nous permettra de croire à son existence.
D’autres considérations, épistémologiques, nous font dire que nous avons accès aux faits biologiques par des données externes. Ainsi, dans la mesure où toutes nos sources de données externes surviennent logiquement sur des faits physiques, si un fait ne survient pas logiquement, aucune donnée externe ne pourra nous donner des raisons d’y croire.
Mais après avoir montré que la survenance logique permettait de tout expliquer ou presque, il s’agit maintenant pour Chalmers d’établir que la conscience ne survient pas logiquement sur les faits physiques, autrement dit que les phénomènes de la conscience ne peuvent pas être réduits à des faits physiques. Pour prouver cela, Chalmers a recourt à une série d’arguments.
L’impossible réduction de la conscience. Un argument central, qui est devenu un peu la spécialité du philosophe australien est tiré de la concevabilité des zombies. Rappelons que l’expérience de pensée de la possibilité des zombies n’est pas de savoir s’il est vraisemblable que les zombies existent dans notre monde mais de tester la cohérence conceptuelle de cette possibilité. Ce que montre l’expérience des zombies c’est qu’il est concevable d’avoir un état physique sans conscience. Il ne montre pas qu’un état physique et la conscience ne sont pas identiques. Il s’agit de comprendre l’argument des zombies ainsi : on peut imaginer que tous les faits physiques existent sans que les faits sur la conscience existent
Mais pourquoi l’hypothèse des zombies est-elle possible ? On ne peut comprendre cette hypothèse sans les deux sortes de survenance que postule Chalmers. La possibilité d’un jumeau zombie, c’est-à-dire d’un être exactement physiquement comme moi mais qui serait dépourvu d’expériences de conscience est possible, car d’une organisation physique (biochimique ou électronique) on ne peut faire dériver logiquement la conscience. En conséquence, et c’est un point central dans le dispositif de Chalmers : si la structure neurale est pertinente pour la conscience, ce doit être en vertu d’une propriété de niveau supérieur qui la rend possible.
Un second argument tiré de la concevabilité est celui du spectre inversé qui établit la possibilité logique d’un monde physiquement identique au nôtre mais dans lequel les faits de conscience sont différents.
Le premier argument épistémique est celui de l’asymétrie. On peut, en effet se demander d’où nous viennent nos raisons de croire dans notre conscience ? Et bien, soutient Chalmers, si on alignait tous les faits physiques ou menait l’enquête dans tous les recoins de notre univers physique, nous ne pourrions pas rendre compte des faits de notre conscience. Le seul moyen à ma disposition est ma propre conscience car je ne trouve rien dans l’observation externe qui m’indique la voie. C’est mon expérience en première personne de l’expérience de la conscience qui m’impose ce problème (p. 154). En effet, l’accès à notre conscience ne passe pas par un intermédiaire perceptif. Notre expérience de conscience possède donc un caractère asymétrique unique et qu’on ne rencontre dans aucune autre. Cette asymétrie montre que la conscience ne peut survenir logiquement. Cette asymétrie nous dit qu’aucun fait causal complexe ne constitue un fait de connaissance.
Le second argument épistémique est celui suggéré, à la suite de Thomas Nagel par Franck Jackson sur ce que ne savait pas Marie, la brillante neuroscientifique qui grandit dans le noir et pour laquelle on se demande ce qu’elle apprendra de plus, alors qu’elle est en possession de toutes les informations, que ce que peut lui offrir la science physicaliste à propos des couleurs en quittant son antre. Une fois encore, connaissant tous les faits physiques, nous ne savons pas quel effet cela fait d’être une chauve-souris ou si l’on apprend quelque chose de plus en voyant une rose rouge alors que l’on a été enfermé jusque-là dans un espace en bichromie.
Les phénomènes de consciences apparaissent alors comme des phénomènes encore plus compliqués à expliquer que la vie elle-même. La vie peut, en effet, s’expliquer par l’exécution de certaines fonctions. Certains faits physiques impliquent que certaines fonctions seront accomplies et en expliquant ces fonctions on explique la vie. Mais ce genre de réponse ne suffit pas pour la conscience. Ainsi, dans la mesure où il est logiquement possible que les faits physiques restent les mêmes tandis que ceux de la conscience diffèrent, cela nous montre qu’il y a un fossé explicatif entre le niveau physique et l’expérience consciente, comme l’a soutenu Joseph Levine. Si cela est juste, alors la conscience s’accompagne d’un fait supplémentaire qui n’est pas physique.
Les arguments qui soutiennent cette thèse sont nombreux et fouillées, mais comme toute bonne philosophie, l’ouvrage de Chalmers ne consiste pas seulement en un empilement d’arguments. Toutes les objections possibles sont ainsi présentées, scrutées, analysées. L’explication neurobiologique de la conscience (p. 170) par exemple, qui reconnait d’ailleurs elle-même ses limites. Et Chalmers persiste : pour une explication de la conscience, il faut regarder ailleurs que dans le matérialisme.
Le dualisme naturaliste. La solution dualiste que Chalmers soutient n’est alors que la conséquence de l’échec du matérialisme pour expliquer les faits de la conscience. En effet, ce qui le conduit à défendre cette position dualiste n’est que la conséquence inférée par les quatre prémisses suivantes :
i) Les phénomènes de conscience existent.
ii) Ils ne surviennent pas logiquement sur le physique.
iii) Le matérialisme est faux.
iv) Le domaine physique est clos.
Seul le dualisme naturaliste peut soutenir ces quatre prémisses affirme le philosophe (p. 233). Autrement dit, lorsque l’on prend la conscience au sérieux, on doit renoncer au matérialisme.
Mais attention ! Le dualisme naturaliste de Chalmers n’est pas d’un genre postulant, comme Descartes ou comme Eccles[2][2], l’existence de deux substances interagissantes. Non, le dualisme naturaliste de Chalmers se veut compatible avec le matérialisme : c’est un dualisme des propriétés. Chalmers, en effet, est matérialiste dans la mesure où il postule une dépendance nomique entre les faits physiques et les faits phénoménaux, mais il est dualiste en vertu d’un engagement dans l’existence de faits contingents supplémentaires. Il est dualiste parce que si la physique apparaît comme une « théorie du tout », le fait que la conscience ne survienne pas logiquement sur les faits physiques montre que ce qui décrit les faits physiques ne décrit pas « tout ». Pour Chalmers, soutenir le dualisme ce n’est donc pas entrer dans un mystère. Alors que pour certains (D. Dennett) accepter le dualisme c’est renoncer, pour Chalmers, lui résister n’est qu’un dogme.
Mais ce qui ne cesse de déranger en philosophie de l’esprit lorsque l’on se coupe du matérialisme est une menace, que singulièrement Chalmers est prêt à accepter plutôt que de renoncer à la thèse de la survenance naturelle : l’épiphénoménisme (p. 233). Certes l’épiphénoménisme de la conscience apparaît d’emblée contre-intuitif. C’est, évidemment, bien en raison d’éprouver une certaine douleur aigue dans un doigt que j’ouvre soudain ma main voulant saisir la tige épineuse de la rose. Mais dans la mesure où les faits de conscience ne surviennent pas logiquement sur les faits physiques, on peut se demander s’ils ne sont pas simplement des épiphénomènes, c’est-à-dire des faits sans efficacité causale. Extraire un épiphénomène n’est pas très compliqué : si l’on parvient à soustraire un fait E du monde tout en conservant la clôture causale du domaine physique, alors toutes les explications causales restent à notre disposition pour expliquer les comportements et le fait E n’est pas pertinent. Autrement dit, même en son absence, le monde tournera et les comportements pourront prétendre à une explication. C’est le cas de la conscience.
Un fonctionnalisme non réductible pour expliquer la conscience. Dans cet ouvrage, David Chalmers, après avoir récusé la possibilité d’expliquer la conscience au moyen du rôle fonctionnel, discute de la relation entre la conscience et l’organisation fonctionnelle. Certes, pour Chalmers, la conscience « provient » du physique, c’est la survenance naturelle, mais aucune des propriétés physiques biologiques ou quantiques ne peuvent avoir d’incidence sur la conscience. C’est pourquoi, il établit l’hypothèse que la conscience pourrait être le fait d’une certaine organisation fonctionnelle (p. 347). Ce fonctionnalisme, au « grain fin » est pour Chalmers, ce qui explique l’expérience consciente. Une telle position, fruit du mariage entre le dualisme et le fonctionnalisme, remet au goût du jour un fonctionnalisme non réductible et a pour conséquence d’ouvrir l’hypothèse audacieuse de la thèse de l’intelligence artificielle forte (p. 429). En effet, selon l’approche fonctionnaliste, la réalisation fonctionnelle de la conscience ne dépend pas d’un substrat matériel particulier. Autrement dit, même si les neurones sont remplacés par des puces en silicium, tant que l’organisation fonctionnelle est préservée, le système produira les mêmes expériences de conscience. Alors quand on associe le fonctionnalisme à une conception non réductionniste, l’obstacle de la possibilité d’une conscience en dehors du substrat biologique devient possible. Comme l’écrit Chalmers (p. 430) : « On voit mal pourquoi les ordinateurs devraient être en plus mauvaise posture que les cerveaux » pour donner lieu à la conscience.
On ne peut pas dans un billet rendre compte de toute la richesse d’un tel projet, mais on peut penser que l’ouvrage sera lu par tous ceux qui cherchent à comprendre la relation entre la base physique et la conscience. On ne peut pas non plus discuter toutes les options défendues par Chalmers. Les thèses sont multiples et explorent systématiquement tous les arguments qui ont été produits jusque-là à propos de la conscience. Mais ne pourrait-on pas, même si l’on peut être d’accord avec lui en soutenant que les théories réductionnistes ne nous ont pas livrées d’explication sur la conscience et considérer que le problème de la conscience est un problème difficile, retourner la question du « sérieux » ? En effet, si nous prenions le matérialisme au sérieux ne devrions-nous pas alors arrêter de penser la conscience comme un phénomène à part ?
Références
[1] Brillamment traduit par Stéphane Dunand et publié dans une maison d’édition qui n’hésite pas introduire dans le paysage français des ouvrages incontournables de la philosophie mondiale. Le dernier livre de David Chalmers The Character of Consciousness vient de paraître chez Oxford University Press.
[2] Un certain dualisme interactionniste contemporain, en allant chercher un espace dans la lacune causale, fait appel à l’indétermination quantique.
1 Commentaire
Merci pour votre site, deux billets m’ont permis de comprendre un peu mieux dualisme, monisme et différence entre substance et propriété