P. Churchland vs C. McGinn : élimination ou mystère ? (Passons plutôt à la métaphysique !)

Première publication, juiln 2014 (révisée août 2015)

Les avancées des neurosciences peuvent nous amener à penser que les données empiriques seront, un jour, suffisamment abondantes pour ne plus avoir besoin d’utiliser le terme même d’ « esprit ».[1] Pour les neurosciences le mot « cerveau » suffit. D’ailleurs on pourrait se demander, puisque certains philosophes défendent une thèse qui affirme que les processus mentaux sont vraiment des processus cérébraux, pourquoi la philosophie de l’esprit ne se consacre-t-elle pas exclusivement à l’étude et à la compréhension du travail cérébral ? Pourquoi les philosophes de l’esprit ne traversent-ils pas tout simplement le campus pour rejoindre le bâtiment des neurosciences ? En effet, lorsque l’on accepte que le cerveau se trouve être à la base de la vie mentale a-t-on encore des raisons de faire de la philosophie (de l’esprit) ?

touching a nerve

Patricia Churchland – neurophilosophe émérite – dans un dialogue par voie de presse avec Colin Mc Ginn[2] – autre philosophe d’envergure et qui a fait un compte-rendu très critique du dernier ouvrage de P. Churchland, Touching a Nerve : the Self as Brain – préconise que les sciences ayant comme objet l’ « esprit », évoluent conjointement :

[…] je suis connue pour avoir milité en faveur d’une coévolution des sciences, et, ce, à de nombreux niveaux. De façon explicite pour la coévolution des neurosciences et des sciences psychologiques. Aujourd’hui, j’en suis heureuse et n’en suis pas surprise, la coévolution est maintenant bien engagée dans la recherche sur la mémoire, l’attention, les systèmes sensoriels, la conscience et la maîtrise de soi, par exemple.

D’autres disciplines scientifiques sont également très importantes dans la compréhension de la nature de l’esprit : la génétique, l’éthologie, l’anthropologie, la linguistique. La philosophie, quand le philosophe s’aperçoit que l’on est récompensé lorsque l’on sort de son fauteuil, peut jouer aussi un rôle.

« Sortir de son fauteuil » signifie, pour la neurophilosophe de San Diego, en finir avec une certaine « nostalgie » quelque peu geignarde qui ne chercherait qu’à sauver la discipline a priori, qu’est la philosophie, des données de la science qui s’amoncellent.

patricia churchland

La question que soulève cette dispute entre deux philosophes importants que sont P. Churchland et C. McGinn, est celle de la place que doit occuper la philosophie lorsque les neurosciences découvrent des propriétés du cerveau jusque là inconnues et qui sont manifestement corrélées avec des états mentaux. Pour l’une, Churchland, le mieux que les philosophes aient à faire c’est d’abandonner une conception stérile de la philosophie sur le déclin et de se fondre dans la recherche interdisciplinaire des sciences cognitives – autrement dit, que la philosophie ne peut pas apporter de réponses spécifiques aux questions de la relation esprit-cerveau ; pour l’autre, McGinn, en revanche, il demeure et demeurera toujours des questions proprement philosophiques qui ne pourront recevoir que des réponses philosophiques – et curieusement dans la posture de McGinn, des non-réponses érigées en système.

Collin McGinn et Patricia Churchland représentent deux positions que tout oppose quant au travail que doit accomplir la philosophie au sujet de l’esprit. Churchland est « éliminativiste » et McGinn « mystérianiste ». L’éliminativisme est une position qui, pour le dire vite, propose une sorte de dissolution de la philosophie de l’esprit dans les neurosciences ; le mystérianisme, quant à lui, et pour le dire vite également, soutient que la compréhension des phénomènes de la conscience est au-delà de nos capacités cognitives.

Pour McGinn, la conscience et le physique entretiennent une relation qui, si elle ne tient pas du miracle, nous est incompréhensible. Pour Churchland, à l’instar de certaines positions qui sont aujourd’hui qualifiées d’épiphénoménistes au sujet de la conscience et qui traduisent le caractère illusoire de la conscience, on finira bien un jour par se passer du concept même de « conscience » tel que nous l’utilisons aujourd’hui.

mc ginn

La position éliminativiste est une absurdité pour McGinn ou pour le dire comme Lynne Rudder Baker, un « suicide cognitif ».[3] Pour autant, le réductionnisme ne bénéficie pas, à ses yeux, de plus de crédit. Réduire à des transmissions neurales nos états d’esprit est, pour lui, proche de l’éliminativisme. Il y a, selon McGinn et quelques autres, un trou explicatif entre l’activité électrochimique dans un cerveau et l’expérience consciente avec laquelle elle est corrélée. Et lorsque l’on soutient la réduction, cela revient à soutenir la position éliminativiste. Serait-il alors dualiste ? Non. L’interaction entre les substances ou entre les propriétés n’est pas intelligible.[4] Idéaliste alors ? Trop de questions restent en suspens si l’on épouse l’idéalisme : Sommes-nous prêt, en effet, à supposer que la réalité matérielle ne soit qu’un rêve, un fantasme sans fondement ou que le Big Bang n’a été rien de plus qu’un éternuement mental de l’esprit cosmique ? « D’où est venue la conscience si ce n’est de la matière préexistante ? » se demande McGinn. Resterait alors le panpsychisme qui semble plutôt en bonne position pour expliquer l’émergence de la conscience. En effet, la préexistence de l’esprit dans la matière pourrait apparemment résoudre le problème – mais qu’est-ce que cela veut dire ? Que serait cette proto-conscience ? Et qu’est-ce qui justifie l’attribution d’attributs mentalistes à des électrons ou des photons ?

La conclusion de McGinn, qui remonte à plus de 25 ans, consiste à admettre que la matière et la conscience ont tissé des liens mais que ces liens sont un mystère.

C’est le « neo-mystérianisme »[5] qui décrit l’esprit humain comme étant pénalisé par une clôture cognitive qui nous empêche de résoudre certains problèmes philosophiques – celui de la relation entre le corps et l’esprit par exemple. Une telle posture n’est pas sans rappeler celle de Thomas Nagel qui nous explique que l’on ne peut pas comprendre l’effet que cela fait d’être une chauve-souris. Toujours est-il que nous aurions une limite cognitive comme nous avons par exemple, une limite perceptuelle. Mais est-ce que la connaissance du cerveau qui ne cesse,  justement grâce aux neurosciences, de progresser ne soulèvent pas un peu le voile sur ce mystère ? McGinn a la réponse, et elle ne peut qu’agacer Churchland : « Plus nous en savons sur le cerveau, moins il ressemble à un dispositif pour créer de la conscience : c’est juste une grosse collection de cellules biologiques et une activité électrique sans forme – seulement une machine et aucun fantôme. »

Avec le temps, alors que Patricia Churchland n’a cessé de tenter d’expliquer l’impact des avancées des neurosciences sur nos conceptions philosophiques, reconnaissant certes que la recherche n’est pas vraiment au bout de sa peine mais qu’il n’existe pas de trou explicatif, Collin McGinn, non seulement semble s’arc-bouter sur l’objet mystérieux du trou explicatif au sujet de la conscience mais l’étend à la causalité mentale[6], à l’idée du moi, au libre-arbitre, etc… Bref, l’inatteignable généralisé est la réponse de McGinn.

Le pas que franchit McGinn est, en effet, très discutable et peut-être même trompeur. Pourquoi opposer les qualités neurologiques avec celles des expériences de la conscience ? Lorsqu’un neuroscientifique y regarde le cerveau d’une personne consciente x, il perçoit une certaine activité électrochimique. Pourquoi est-on surpris par le fait que cette activité électrochimique que y perçoit soit complètement différente de ce que ressent x ? L’expérience de conscience de x est constituée par des occurrences complexes d’événements de son cerveau qu’observe yx a un accès direct et privilégié à sa conscience et il n’y a pas là de raison de penser que ce ne sont pas des qualités neurologiques ! Insister sur le fait que les qualités de la conscience diffèrent des qualités neurologique est-il alors convaincant ? Ne doit-on pas reconnaître que les qualités des expériences conscientes doivent leur existence aux propriétés des composants du cerveau et à leur agencement ?

Vouloir décourager la position de McGinn nous conduit-il dans les bras éliminativistes de Churchland ? On peut ne pas suivre la posture pessimiste de McGinn et demeurer sceptique sur le fait de vouloir assimiler la philosophie de l’esprit aux sciences. En effet, les questions proprement philosophiques ne peuvent recevoir que des réponses philosophiques. Cela ne signifie pas que les réponses philosophiques ne doivent pas prolonger les avancées de la science. La métaphysique prolonge la science et ne s’y oppose pas. Seulement la métaphysique a pour objet les catégories fondamentales de l’être. Chercher à rendre compte des catégories fondamentales de l’être ne revient pas à pour autant à s’engager dans la recherche empirique. Cependant, les catégories en questions sont formées par la recherche empirique. Autrement dit, même si le monde de Platon et d’Aristote est différent du monde de Locke et de Descartes et ce dernier du nôtre, les philosophes travaillent dans un monde que la science de leur époque accompagne. Ce que la métaphysique de l’esprit a à faire n’est pas anachronique. Les arguments qui cherchent à rendre compte de la relation entre le corps et l’esprit ne sont pas des arguments que l’on peut extraire de la neuroscience. Les avancées des neurosciences doivent être prises au sérieux mais de là à penser que les problèmes épineux de la philosophie de l’esprit vont disparaître lorsque nous serons en possession d’une théorie adéquate de la conscience est un leurre. Le travail à effectuer est au-delà de la science et il doit se fixer comme objectif de fournir une structure unifiée à l’intérieur de laquelle les différentes sciences qui ont pour objet l’esprit pourront venir s’y établir.

Références

[1] « Les possibilités combinatoires liées au nombre et à la diversité des connexions du cerveau de l’homme paraissent effectivement suffisantes pour rendre compte des capacités humaines. Le clivage entre activités mentales et activités neuronales ne se justifie pas. Désormais, à quoi bon parler d’esprit? Il n’y a plus que deux aspects d’un seul et même événement que l’on pourra décrire avec des termes empruntés soit au langage du psychologue (ou de l’introspection), soit à celui du neurobiologiste.» J. P. Changeux,  L’homme neuronal, Fayard, 1983, p. 334.

[2] http://www.nybooks.com/articles/archives/2014/jun/19/brains-and-minds-exchange/

[3] http://people.umass.edu/lrb/files/bak04cogS.pdf

[4] http://www.newstatesman.com/ideas/2012/02/consciousness-mind-brain

[5] qui s’oppose à l’ancien comme celui de John Locke qui soutenait que l’on ne pouvait pas comprendre la connexion entre l’esprit et le cerveau. Ce qui est mystérieux pour McGinn est le lien entre ce qui se passe dans le cerveau et la conscience phénoménale. Le terme « New Mysterianism » a été donné à cette position intellectuelle par Owen Flanagan. Voir Uriah Kriegel, « The New Mysterianism and the Thesis of Cognitive Closure », Acta Analytica 18, 2003.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=6WAYNwwxrQM

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