Première publication, avril 2015 (révisée août 2015)
La position représentationnaliste au sujet de la conscience[1] soutient l’idée que les états phénoménaux de la conscience (les états qualitatifs) sont des états représentationnels, c’est-à-dire des états qui peuvent être entièrement expliqués par les propriétés des entités représentées. C’est une position réductionniste qui suggère que les propriétés de la conscience ne sont rien d’autre que les propriétés des entités, des objets que l’on perçoit ou que l’on vise. Mais les types d’états mentaux conscients, tels que les sensations ou les perceptions, n’ont-ils pas un caractère purement phénoménal – le fameux « What it is like ? », ce quelque chose que cela fait – qui échapperait à la seule description des objets dont nous faisons l’expérience ? Et si nos expériences de conscience possèdent leurs propres qualités – les qualia – pourquoi celles-ci ne seraient-elles pas physiques ?
Lorsque nous voyons une pomme rouge nous faisons une expérience visuelle causée par la pomme et la lumière. La pomme absorbe les ondes vertes et bleues de la lumière et réfléchit les ondes rouges. Lorsque la lumière parvient à la rétine de notre œil elle stimule les récepteurs de notre système visuel qui transmettent un message nerveux le long des fibres du nerf optique sous forme de signaux électriques qui activent dans le cerveau certains centres nerveux. Et, à cette activation neurale « correspond » l’expérience visuelle de la pomme. Ici, le verbe « correspondre » signifie quelque chose comme « jouer le rôle » de l’expérience visuelle de la pomme – un état provoqué par le contact visuel de la pomme qui vous dispose à croire que vous voyez une pomme. En ce sens, on peut dire que cet état est fortement connecté à notre expérience.
On pourrait dire que l’expérience en question « provient » ou « est causé » par cet état de notre cerveau ; ou que cet état lui sert de base ou de substance physique. Mais en disant cela, on évoque l’idée que l’expérience est précisément non physique. Autrement dit, que ces caractéristiques (la rougeur, la sphéricité) sont étrangères aux propriétés d’un état de notre cerveau.
Il peut, en effet, nous sembler flagrant que l’expérience visuelle de la pomme soit une chose et que l’état de notre cerveau en soit une autre. Certes, il est préférable de ne pas confondre les structures de l’expérience que nous faisons de la vision d’une pomme avec les structures de notre expérience. On voit une sorte de sphère de couleur rouge qui dégage un certain parfum mais l’expérience n’est ni rouge, ni sphérique, ni odorante. Mais est-ce que cela doit nous conduire à penser que l’expérience n’est pas une qualité de notre cerveau ?
Le cerveau de Ullin Place (musée d’anatomie, Aldélaïde)
Ullin T. Place, dans son célèbre article « Is Consciousness a Brain Process ? »[2], expliquait qu’un sujet commettait une « erreur phénoménologique » lorsqu’il suppose qu’au moment où « il rend compte de son expérience en décrivant comment les choses lui apparaissent, comment elles résonnent, l’odeur qu’elles dégagent, le goût qu’elles ont, la sensation qu’elles lui procurent, il décrit les propriétés réelles d’objets et d’événements sur une sorte particulière de cinéma interne ou d’écran de télévision, habituellement désigné dans la littérature psychologique moderne comme le ‘champ phénoménologique’. » (p. 59) Par exemple, si le sujet dit avoir vu une image rémanente orange après avoir regardé directement des flammes, il supposerait ainsi qu’il y a quelque chose en lui qui est littéralement orange, et que cette chose ne peut pas être expliquée en termes du domaine physique. Elle est là l’erreur phénoménologique ! C’est la confusion entre l’expérience d’une image rémanente que l’on décrit en termes de propriétés physiques qui ne sont pas des propriétés des événements dans le cerveau de celui qui fait cette expérience[3].
Alors quelles sont-elles ces qualités de nos expériences ? L’image rémanente orange, qui n’est ni dans le monde extérieur et qui n’est pas une qualité de notre cerveau, existe cependant bel et bien. C’est ici que la réponse « représentationnaliste » ou « intentionnaliste » peut s’installer. Elle est fondée sur l’idée que les états mentaux de la conscience sont des états intentionnels, c’est-à-dire qu’ils sont au sujet de ou dirigés vers quelque chose. Ainsi, comme tout état intentionnel, ils ont un objet qui peut exister ou pas. Par exemple, des connaissances à propos de la lune comme satellite de la terre ou la croyance qu’il pleut ou encore l’image mentale que l’on se fait de Sherlock Holmes.
Lorsque nous décrivons l’expérience visuelle que nous faisons de la pomme, nous ne décrivons pas les structures de cette expérience perceptuelle. Nous sommes bien sûr conscients que nous voyons une pomme rouge mais ce qui semble remplir notre expérience sont les propriétés de l’objet que nous visons. L’apparence de la pomme n’est pas quelque chose qui se produit à l’intérieur de notre tête. En effet, cette apparence peut être rendue visible par une photographie par exemple ou une mesure instrumentale. L’idée d’un « mystère » se produit uniquement si l’on imagine que la rougeur, la sphéricité ou le parfum de la pomme sont des qualités de l’expérience plutôt que des qualités de l’objet dont nous faisons l’expérience. De plus, ce n’est pas parce que la rougeur, la sphéricité, le parfum dont nous faisons l’expérience sont des qualités de quelque chose de mental ou de non-physique et auxquelles nous accédons de manière privée que nous ne les trouvons pas dans le cerveau – mais seulement parce que ce sont des qualités de la pomme ! Serions-nous le jouet d’une hallucination ou d’un rêve de pomme ( ?) et que nous nous trouvions dans un état similaire à l’état qui est le nôtre en voyant une pomme, la différence entre ces deux états ne serait due qu’à la cause qui nous fait nous représenter quelque chose de rouge, de sphérique et qui évoque le goût de la pomme. Mais qu’en est-il des sensations du corps – des douleurs ? Nous pourrions penser qu’une piqûre d’insecte dans le doigt provoque une douleur qui nous semble une sensation à l’état brut. Mais cette sensation n’est-elle pas constituée elle-même par la représentation de notre doigt qui se trouve être à ce moment particulier d’une certaine manière ?
Pour la théorie représentationnelle le mystère de la conscience disparaît donc lorsque l’on considère que ce que l’on décrit lorsque nous voulons rendre compte d’une expérience est ce dont nous faisons l’expérience. L’erreur (« phénoménologique ») consiste à prendre cette description comme une description de l’état de notre cerveau ou de l’état engendré sur l’état de notre cerveau. Lorsque l’on se débarrasse de cette « erreur » on se rend compte que les caractéristiques que nous décrivons sont seulement celles des objets perçus ou visés. C’est le caractère « diaphane » ou transparent de l’expérience dont parle G.E Moore dans « The Refutation of Idealism[4] » et qui insiste sur le fait que nous voyons le monde directement à travers nos expériences, que lorsque nous avons une « sensation de bleu » par exemple, nous faisons l’expérience de quelque chose de réel dont l’existence n’est pas une partie du contenu de la sensation.
La thèse est attractive et rend bien compte, lorsque nous cherchons à traduire une perception, de notre attention entièrement occupée par la représentation de l’objet visé. En effet, notre cerveau rempli bien un rôle de représentation des choses qui nous entourent. Toutefois, doit-il s’en suivre que l’expérience de conscience soit dépourvue de qualité ? Certes, G.E Moore dans son article parle du caractère diaphane de l’expérience de la conscience mais évoque aussi le fait qu’il y a « quelque chose » à peut-être prendre en compte :
… Au moment où nous essayons de fixer notre attention sur la conscience et de voir distinctement ce qu’elle est, elle semble disparaître : on dirait que nous avons devant nous simplement du vide. Quand nous essayons d’examiner, au moyen de l’introspection, la sensation de bleu, tout ce que nous pouvons voir, c’est le bleu : l’autre élément est comme s’il était diaphane. Pourtant, si nous sommes suffisamment attentifs et si nous savons qu’il y a quelque chose à chercher, il peut être distingué.
Ce que suggère G.E Moore est ce que les philosophes expriment par le « quelque chose que cela fait[5] » d’avoir une expérience visuelle (ou de rêver ou d’avoir une hallucination) de pomme. Les représentationnalistes soutiennent que ce qu’est cette expérience est entièrement rempli par son objet représentationnel et que l’on ne peut pas vraiment distinguer entre les structures de l’objet représenté et les structures de l’expérience.
Mais après avoir soustrait toutes ces qualités, comme Moore l’évoque, nous pourrions identifier des aspects qui ont une incidence sur ce que cela fait d’avoir ces expériences – des qualités intrinsèques de l’expérience de conscience qui échappent au compte-rendu représentationnel.
Ainsi, pour simplifier, on pourrait dire qu’une certaine activité neurale bien qu’elle ne soit pas rouge pourrait représenter le rouge de la pomme que je vois. Toutefois, on peut penser qu’il reste certaines qualités résiduelles, un quelque chose que cela fait qui ne peut être réduit au contenu représentationnel et qui est entièrement subjectif. On peut supposer que nous avons accès direct à ces qualités résiduelles et, ce, d’une manière non perceptuelle ; et, de surcroît, que ce sont des événements neurologiques. On n’empêchera cependant pas que certaines analyses s’orientent dans une voie qui consiste à se demander si ces qualités subjectives sont irrémédiablement non physiques, si elles n’ont aucun rapport avec les qualités des cerveaux de ceux qui perçoivent ? Autrement dit, si le saut vers le dualisme n’est pas une option sérieuse. Mais pourquoi devrions-nous douter que les qualités subjectives, que l’on nomme « mentales », ne soient pas des qualités neurologiques ? John Heil, dans son ouvrage Du point de vue ontologique écrit :
Vous pourriez craindre qu’une conception de ce genre ne conduise au panpsychisme ou à pire encore. L’identification des qualités de l’expérience aux qualités du cerveau pourrait-elle nous conduire à l’idée que les qualités mentales sont attachées aux quarks ou aux électrons[6] ?
Et si la distinction entre le « mental » et le « physique » n’était pas une distinction profonde ?
Références
[1] La théorie représentationnelle de la conscience a été particulièrement défendue par F. Dretske, Naturalizing the Mind, MIT Press, 1995 ; W.G. Lycan, Consciousness and Experience, MIT Press, 1996 ; M. Tye, Consciousness Revisited : Materialism without Phenomenal Concepts, MIT Press, 2009.
[2] « Is Consciousness a Brain Process ? », British Journal of Psychology, 47:1, 1956, http://people.ucsc.edu/~jbowin/Ancient/place1956.pdf
[3] C’est aussi ce que soutient JJC Smart, dans 1959, « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, 68: 141–156, 1959. http://course.sdu.edu.cn/G2S/eWebEditor/uploadfile/20140912123038372.pdf
[4] ‘The Refutation of Idealism’ Mind 12, 1903, 433-53.
[5] Comme le suggère l’article de T. Nagel « What is like to be a bat ? », traduction française Pascal Engel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », 1983, dans Questions mortelles, Puf.
[6] From an Ontological Point of View, traduction française D. Berlioz et F. Loth, Du point de vue ontologique, Ithaque, 2011.