Première publication, octobre 2008 (révisée août 2015)
Au milieu du chemin de notre vie
je me trouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Dante, La divine comédie
Je n’ai jamais été un jeune philosophe. Lorsque je suis entré à l’université pour étudier la philosophie, la classe de terminale, avec son art de la dissertation, de l’explication de texte, le programme des notions, était un souvenir perdu. D’emblée l’on m’a suggéré – la voix faisait autorité – que je ferais mieux de renoncer à cette tocade : « Faire des études de philosophie, ce n’est pas pour vous ! » m’a-t-on dit. On m’a fait comprendre que la philosophie du concours de l’agrégation qui, avec la recherche, était l’un des objectifs des études universitaires prenait appui sur ce qui était enseigné dans la classe de terminale. Néanmoins, j’ai résisté, signé mon inscription et suis parvenu à suivre un certain nombre de cours, c’est-à-dire peu, en raison de mes activités professionnelles qui n’avaient rien à voir avec la philosophie.
Ce qui précisément m’avait motivé à entamer ce parcours d’études n’était pas très net mais tout me captivait. Des professeurs parlaient dans des amphis, le plus souvent très clairsemés, et nous livraient des théories. Il fallait lire, relire, se perdre et lire encore et quelques années plus tard, les choses progressivement, pour moi ainsi que pour beaucoup de mes plus jeunes compagnons, se clarifièrent. Ce qui se clarifia ne fut pas tant la soudaine arrivée d’une concorde dans ce désaccord perpétuel que constituait les interventions de nos professeurs, mais l’émergence de deux traditions qui nous poussaient à l’engagement en faveur de l’une ou de l’autre[1].
L’université dans laquelle j’eus la chance de mener ce parcours (Université de Rennes1) était ouverte à ces deux traditions : l’analytique et la continentale. De ces deux traditions, Roger Pouivet, qui était un de nos professeurs, se présentait comme un ambassadeur de la méthode analytique.
Dans le livre qu’il vient de faire paraître au PUF, Philosophie contemporaine, le même Roger Pouivet, évoque lui aussi ses premières années d’étudiant et le dédale, voire la confusion qui avait été sienne à l’époque. « Comment s’orienter dans la forêt obscure de la philosophie contemporaine ? » se demande rétrospectivement l’ancien étudiant. Le livre, qui n’est ni une encyclopédie, ni un survol ou un pense-bête nous précise l’auteur, mais un « kit de survie », se veut une aide – il s’agit d’éviter de se perdre dans cette forêt obscure de la philosophie contemporaine. Alors on nous indique « les principaux embranchements » d’une géographie que l’auteur ne cantonne pas à « la conception scolaire de la philosophie française, liée à son implantation dans l’enseignement secondaire », mais ouvre à la perspective internationale. Le livre est ambitieux et veut être une métaphilosophie c’est-à-dire une philosophie de la philosophie du XXème et XXIème commençant.
Divisé en six chapitres (Philosophie analytique et philosophie continentale – Philosophie et histoire de la philosophie – Le rôle de la logique en philosophie – Réalisme et antiréalisme – Epistémologie et éthique des croyances – L’esprit, l’âme et le corps), l’ouvrage se propose de faire « gagner du temps » à l’étudiant. La méthode y est claire et intelligible. Il s’agit pour l’étudiant de reconnaître l’option méthodologique qui préside aux ouvrages qu’il doit lire ou aux exposés qu’il écoute. Au début de chaque chapitre, l’auteur nous présente le problème tel qu’il se pose dans le cursus national et se propose de l’étendre bien au-delà de ce qui constitue l’espace philosophique de l’enseignement secondaire en France. C’est ainsi, que délibérément, Roger Pouivet réaménage l’espace du cadre de la philosophie contemporaine, se détachant de la « forme marginale » de la tradition de l’enseignement français, mais s’écarte également de la philosophie qu’il qualifie de « médiatique », philosophie des magazines, des radios, des livres à grands tirages. Le propos, alors explicitement universitaire, se fonde sur un apprentissage spécifique qui ne se cantonne pas à une certaine culture littéraire ou la discussion des grandes questions morales. « [… comme en physique ou en chimie, il n’y a aucune raison pour que la philosophie ne requière pas un apprentissage et des compétences. » écrit Pouivet[2]. De plus, si à la fin de chaque chapitre, l’auteur nous propose des conseils de lecture, le manuel est ponctué d’éclairages, (douze au total) et qui sont autant de synthèses indispensables à la bonne « navigation » recherchée.
Si l’étudiant, perdu dans la forêt conceptuelle de ses premières années d’études universitaires, peut, grâce à cet ouvrage, installer des balises dans son univers intellectuel, il y découvrira aussi, l’existence de ces deux grandes traditions – l’analytique et la continentale – et l’inévitable choix qu’une telle dichotomie des méthodes et des objectifs ne peut qu’engendrer. En effet, alors que le premier chapitre s’en fait explicitement l’écho, l’auteur soutient ouvertement sa préférence pour la pratique analytique. De plus, une fois l’option défendue on voit celle-ci se diffuser tout au long de l’ouvrage, et former un ancrage à partir duquel les autres approches seront analysées – la phénoménologie, par exemple, y est sévèrement attaquée lorsqu’elle manifeste, selon l’auteur, une certaine marque de la philosophie contemporaine : la confusion.
Les choix effectués au sein de cette présentation de la philosophie contemporaine traduisent également cet ancrage analytique. C’est purement méthodologique de la part d’un philosophe analytique de procéder de la sorte et de planter d’emblée la thèse défendue. Certes, l’ouvrage de Roger Pouivet n’est pas construit comme une thèse qu’il chercherait à justifier et à défendre. Cependant, être ancré dans un courant, le dire clairement et le soutenir permet la confrontation et, à partir du moment où l’on considère – contre le post modernisme par exemple – que ce qui fait la valeur d’une thèse est sinon sa vérité, du moins, la plausibilité de ses assertions, alors c’est la suspension aléthique elle-même qui devient la curiosité. Ainsi, du rôle de la logique, à la critique de l’histoire de la philosophie comprise comme seule herméneutique et qui ne peut rediscuter les thèses passées, en passant par le renouveau métaphysique contemporain et l’introduction de la philosophie de l’esprit[3] c’est véritablement un pont plutôt qu’une rupture que la philosophie analytique cherche à construire avec la tradition, reformulant, plutôt humblement, des problèmes qui ne cessent de se poser aux sciences comme par exemple : Qu’est-ce qu’un objet ? Un événement ? Mais que sont les propriétés des choses ?
Comme je le disais dans la petite note biographique commençant ce billet, Roger Pouivet, mais également Frédéric Nef, Sandra Laugier, Sacha Bourgeois Gironde, et bien d’autres professeurs qui ont enseigné à l’université de Rennes la tradition analytique ont contribué chacun à fixer, selon moi, une manière de faire de la philosophie, qui ne devait rien à la tradition de l’enseignement secondaire. Ainsi, alors que le souvenir de la classe de terminale était littéralement perdu, que l’avertissement préalable que les études de philosophie ne pouvaient pas me convenir mais devait me conduire à l’impasse, la rencontre avec un projet philosophique basé sur l’argumentation, la clarté, la visée revendiquée du vrai, le caractère direct des problématiques et la littéralité des formulations, m’a permis de construire ma recherche. Une recherche qui non seulement s’articule avec la tradition héritée de l’histoire de la philosophie mais qui, au-delà de la pratique spécifique de l’enseignement philosophique en France, s’inscrit dans un espace scientifique international.
De tout cela, de la confusion de la philosophie contemporaine considérée du point de vue de la philosophie analytique, de la menace que fait peser l’abîme entre les différents courants sur l’unité de la philosophie, il est question dans ce livre. Ainsi, loin de tout oecuménisme entre les courants, les modèles et les styles, l’ouvrage de Roger Pouivet apparaît comme un peu plus qu’un « kit de survie » quand « la voie droite nous a été perdue », mais constitue une véritable contribution à ce qui doit nous permettre de penser ce que l’auteur questionne à maintes reprises[4] et qu’il n’ose pas encore appeler « schisme. »
Références
[1] Que l’on pense à l’initiative de Martin Mongin par exemple, jeune compagnon d’amphi à Rennes1. Mongin Martin, 2006, « Qui sont les « nouveaux philosophes » analytiques ? — Quand la philosophie fricote avec le monde de l’ingénierie. », Esprit, p. 189‑197 ; Mongin Martin, 2007, « Réponse de Martin Mongin », Esprit, p. 176‑177.
[2] Philosophie contemporaine, PUF, p. 18.
[3] Pour dépasser le paradigme cartésien de la relation du corps et de l’esprit, l’auteur propose d’introduire, parallèle à la philosophie de l’esprit, une « philosophie de l’âme ». Un bel exemple, certes très discutable, du dessein de la philosophie analytique qui prône une certaine unité de la philosophie, de Platon à …
[4] « N’est-on pas parvenu à tel degré de différence qu’il conviendrait de se demander ce qui reste commun aux deux conceptions de la philosophie ? Ne s’agit-il pas simplement d’une homonymie ? » p. 39, ou encore, « Les deux types de philosophie, analytique et continentale, ne reviennent-ils pas en réalité à deux disciplines différentes ? » p. 50.