Le philosophe britannique Derek Parfit est mort le 1er janvier dernier[1]. Quasiment ignoré en France[2], il fut pourtant l’un des philosophes d’Oxford les plus remarquables. En reconsidérant la notion d’identité personnelle, il aura exercé une influence considérable en éthique et en philosophie politique.
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Son ouvrage Reasons and Persons (1984), livre dense et extraordinaire par la richesse des arguments et des idées – et dont la lecture est une véritable expérience -, n’a jamais été traduit en français[3]. Contre Descartes (aujourd’hui contre Richard Swinburne), il soutient une version de l’identité personnelle qui, à l’instar de Locke, considère que l’identité d’une personne n’est pas une entité immatérielle (son âme). Suivront trois volumes inachevés, intitulés On What matters (I et II, 2011, III 2017) dans lequel il essaie de combiner trois philosophies morales, la déontologie kantienne, le conséquentialisme et le contractualisme.
Dans son ouvrage Reasons and Persons, la thèse qu’il défend et qu’il qualifie de réductionniste, si elle est d’inspiration lockéenne, ne repose pas principalement sur la continuité psychologique (avoir la même conscience, la même mémoire) pas plus d’ailleurs sur une continuité physique (être le même organisme). Parfit, dans son analyse, ne nie pas que les personnes existent mais estime que la question de savoir – question qui, intuitivement nous semble cruciale – si l’on persiste comme étant la même personne à travers le temps n’est pas une question importante. Croire que notre identité personnelle est un fait essentiel, un fait supplémentaire à notre continuité physique ou psychologique, un fait caractérisé par le tout ou rien, n’est pas la vérité – et « the truth is very different from what we are inclined to believe. » Ces derniers mots sont aussi les premiers du chapitre 13 de Reasons and Persons. Ils parlent du glass tunnel dans lequel chacun d’entre nous demeure enfermé tant que nous nous arrimons au non réductionnisme, c’est-à-dire tant que nous croyons que ce que nous sommes est enfermé dans nous-même, ce moi en verre qui finalement n’existe pas.
Pour soutenir l’argument réductionniste, Parfit nous raconte des histoires de téléportation où nous sommes enclins à peut-être accepter que ce qui constitue notre esprit puisse voyager d’un corps à l’autre, dans un autre corps qui ne serait pas le nôtre… car ce qui compte n’est pas ce que nous croyons qui comptait. Mais c’est difficile à croire. C’est ce qu’aurait affirmé Thomas Nagel qui pense qu’aujourd’hui nous savons que nous sommes notre cerveau. Ainsi, dans le cas d’une téléportation où je dois abandonner ma dépouille corporelle au profit d’une autre qui porterait ma psychologie, ce ne serait pas bon pour moi, je ne survivrais pas à cela, ma réplique ne serait pas moi[4]. Parfit lui répond que lorsque nous nous demandons ce qui est important pour nous et nos vies et les relations que nous entretenons, ce n’est pas l’existence continue de ce cerveau particulier[5]. La conséquence d’une telle réponse, qui finalement estime qu’être cloné ne reviendrait pas à tout perdre, que le glass tunnel dans lequel je suis enfermé n’est qu’une illusion fait écrire à Parfit : « Instead of saying, ‘I shall be dead’, I should say, There will be no future experiences that will be related, in certain ways, to these present experiences’ » Ainsi, il y a bien une vie après la mort, et c’est celle de ceux qui se souviendront et prolongeront nos projets. C’est cela qui compte, la relation qui existe entre deux états psychologiques. Et selon Parfit, c’est bien plus important que le fait de savoir si c’est mon corps ou mon moi qui porte cela.
Maintenant que le philosophe est mort, la paragraphe 95 de son livre Reasons and Persons intitulé « Liberation from the self » peut certes nous émouvoir, mais surtout nous convaincre que la peur de la mort n’est pas rationnelle, même si nous sommes conditionnés à la craindre. Voici le début de ce chapitre 13 :
« The truth is very different from what we are inclined to believe. Even if we are not aware of this, most of us are Non-Reductionists. If we considered my imagined cases, we would be strongly inclined to believe that our continued existence is a deep further fact, distinct from physical and psychological continuity, and a fact that must be all-or-nothing. This is not true.
Is the truth depressing? Some may find it so. But I find it liberating, and consoling. When I believed that my existence was a such a further fact, I seemed imprisoned in myself. My life seemed like a glass tunnel, through which I was moving faster every year, and at the end of which there was darkness. When I changed my view, the walls of my glass tunnel disappeared. I now live in the open air. There is still a difference between my life and the lives of other people. But the difference is less. Other people are closer. I am less concerned about the rest of my own life, and more concerned about the lives of others.
When I believed the Non-Reductionist View, I also cared more about my inevitable death. After my death, there will no one living who will be me. I can now redescribe this fact. Though there will later be many experiences, none of these experiences will be connected to my present experiences by chains of such direct connections as those involved in experience-memory, or in the carrying out of an earlier intention. Some of these future experiences may be related to my present experiences in less direct ways. There will later be some memories about my life. And there may later be thoughts that are influenced by mine, or things done as the result of my advice. My death will break the more direct relations between my present experiences and future experiences, but it will not break various other relations. This is all there is to the fact that there will be no one living who will be me. Now that I have seen this, my death seems to me less bad.
Instead of saying, ‘I shall be dead’, I should say, There will be no future experiences that will be related, in certain ways, to these present experiences’. Because it reminds me what this fact involves, this redescription makes this fact less depressing. Suppose next that I must undergo some ordeal. Instead of saying, The person suffering will be me’, I should say, ‘There will be suffering that will be related, in certain ways, to these present experiences’. Once again, the redescribed fact seems to me less bad. »
Références
[1] Un hommage sur le blog La France Byzantine.
[2] Il existe cependant les travaux de Christophe Salvat, dont on peut lire l’article en ligne, « Parfit, l’égoïsme rationnel et la question de l’identité personnelle », Oeconomia, 2015 ; Pascal Engel également, « La théorie de l’indentité personnelle de Parfit », 2001.
[3] Chez Ithaque, le volume Identité et Survie, David Lewis, Derek Parfit & Richard Swinburne, présenté et traduit de l’anglais par Rémi Clot-Goudard, Vanessa Di Marino, Stéphane Dunand et Mathieu Mulcey ; sur le site Sema d’aix-en-Provence, « Expériences, sujets et schèmes conceptuels », Sophia Mo a traduit un article paru dans Philosophical Topics, vol 26, n ° 1 et 2, printemps et automne.
[4] Reasons and Persons, p. 274.
[5] Ibid. p. 92.
4 Commentaires
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Très intéressant, merci.
Il a une bonne tête.
Je me demande…
Cette semaine j’ai traduit avec des amis un passage clef du « Marchand de Venise » de mon cher William, où un des personnages principaux, Bassanio, apparaît comme le maître, on pourrait dire. (II, ii, 105-162) Il est frappant de voir dans le rapport entre serviteurs et maître que le maître a recours au « je », et à l’impératif, mais les serviteurs emploient souvent le mode passif, impersonnel : « My best endeavors shall be done herein » et non pas « I shall do my best ». Cela, bien entendu, en rapport avec la formulation en mode objective ? passive ? « there will be no future experiences that will be related, in certain ways, to these present experiences ». L’emploi de la troisième personne distancie afin de rendre l’expérience supportable, comme il le dit. Mais.. à quel prix pour le sujet ?
C’est étonnant, mais cela peut être fait sans le formuler dans les mots de cette manière, et sans le contrôler consciemment. Il arrive, dans des moments de souffrance physique ou affective, qu’on quitte son corps pour flotter au dessus, et le regarder en bas, du haut. La conscience est une chose étonnante.
…
C’est étrange, mais son expérience du « glass tunnel » me parle… et pour moi, il décrit un vécu d’aliénation que j’ai vécu, et décrit (en analyse) en m’appuyant sur l’élément « verre » qui est un terrible isolant. Un isolant isole, et cet isolement est une conclusion logique du déploiement en continu de l’égocentrisme cartésien. Il me semble que cet égocentrisme réduit progressivement la sphère d’occupation, et de participation de l’homme-individu-atome. D’où cette croyance populaire que « JE suis localisée/enfermée dans ma tête », l’obsession avec l’organe cerveau, et l’abandon du reste de notre corps comme lieu vivant du « je ».
Et puis… pour vous :
« No longer mourn for me when I am dead
Than you shall hear the surly, sullen bell
Give warning to the world that I am fled
From this vile world, with vilest worms to dwell.
Nay, if you read this line, remember not
The hand that writ it, for I love you so
That I in your sweet thoughts would be forgot
If thinking on me then should make you woe.
Or if, I say, you come upon this verse
When I, perhaps, compounded am with clay,
Do not so much as my poor name rehearse,
But let your love even with my life decay,
Lest the wise world should look into your moan
And mock you with me after I am gone.
Sonnet 71
William avait bien les mêmes préoccupations en 1600 et quelques que Derek Parfit..
Mais, en anglophone avertie, je préfère ses mots, même s’il n’est pas à son meilleur dans les sonnets.
Nombreux exemples dans Shakespeare de la crise du moi ( cf Norbert Ellrodt, Montaigne et Shakespeare, José corti )
cf par exemple Richard II, V, v
Thus play I in one person many people,
And none contented: sometimes am I king;
Then treasons make me wish myself a beggar,
And so I am: then crushing penury
Persuades me I was better when a king;
Then am I king’d again: and by and by
Think that I am unking’d by Bolingbroke,
And straight am nothing: but whate’er I be,
Nor I nor any man that but man is
With nothing shall be pleased, till he be eased
With being nothing.
cité par Engel, Intro à la philosophie de l’esprit, p. 161
Norbert Capulet
Merci pour la référence bibliographique. Il s’agit de Robert Ellrodt, professeur émérite à Paris Sorbonne 3, et le livre est en anglais à l’origine, je crois. Je le chercherai sur un autre continent.
https://www.cairn.info/revue-philosophique-2012-1-page-101.htm
voir p. 6
angie