Première publication, septembre 2014 (révisée août 2015)
Où suis-je ?
Le philosophe Daniel Dennett a écrit une fiction[1] dans laquelle son corps, pour des raisons très secrètes de récupération d’ogive nucléaire férocement radioactive, a dû été séparé de son cerveau. Alors qu’il (son corps) effectuera la délicate mission de récupération à Tulsa, Oklahoma, son cerveau sera conservé à l’abri à Houston, Texas. Dennett décrit ainsi le pourquoi et le comment de l’intervention chirurgicale :
…/… Aucun moyen n’avait été trouvé pour protéger le cerveau contre ces rayons mortels, qui étaient apparemment inoffensifs pour les autres tissus et organes du corps. Aussi avait-il été décidé que la personne qui irait récupérer l’ogive partirait sans son cerveau. Celui-ci serait conservé en sûreté en un lieu où il pourrait exercer ses fonctions de commande normales par l’intermédiaire de liaisons radio perfectionnées. Allais-je accepter de subir une intervention chirurgicale au cours de laquelle on extrairait totalement mon cerveau pour le placer dans un système de survie ? Au fur et à mesure qu’ils seraient sectionnés, chacun des canaux d’entrée et de sortie seraient rétablis à l’aide d’une paire d’émetteurs-récepteurs radio micro-miniaturisés dont l’un serait connecté au cerveau, et l’autre aux queues neurales du crâne vide. Aucune information ne se perdrait, la liaison serait entièrement préservée. Au début, j’étais un peu réticent. Est-ce que ça marcherait vraiment ? Les neurochirurgiens m’ont encouragé : « Dites-vous, m’ont-ils conseillé, qu’il ne s’agir que d’un étirement des nerfs. Si votre cerveau était déplacé de quelques centimètres dans votre crâne, il n’y aurait aucune répercussion au niveau de votre esprit. Eh bien, nous allons simplement rendre les nerfs indéfiniment élastiques en y soudant des petits appareils de liaison radio. »
*
L’opération se passe au mieux. Notre philosophe sort peu à peu de son anesthésie et se réveille. Et quand, encore un peu dans le cirage, il pose la question « Où suis-je ? », l’infirmière lui répond « A Houston Monsieur Dennett. » Après un temps de réflexion, l’opéré à qui l’on a retiré le cerveau pense qu’il y a de grandes chances pour que cela soit vrai. Puis on lui tend un miroir et le convalescent ne peut que constater que l’opération a parfaitement réussi. Petit détail cependant : deux petites antennes scellées au sommet de son crâne apparaissent, très fines, quelque peu scintillantes… mais tellement discrètes que très vite on les oublie.
Dès qu’il va mieux, il veut aller voir son cerveau qu’il découvre flottant dans une cuve contenant un liquide qui lui rappelle la limonade. Couvert de circuits imprimés et entortillé dans une connectique savante, il demande au chef de projet s’il s’agit bien de son cerveau. « Appuyez sur l’interrupteur de l’émetteur de sortie, sur le côté de la cuve, et vous verrez bien », répond alors le responsable du laboratoire. Pressant alors le commutateur d’arrêt, Dennett illico s’écroule et tombe dans les bras des techniciens. Très vite, on rebascule l’interrupteur sur « on » et notre philosophe retrouve peu à peu ses esprits… son équilibre et son sang-froid. Assis alors sur une chaise pliante, en train de regarder son cerveau il s’essaie à penser : « Me voici donc, flottant sur un liquide en ébullition, dévisagé par mes propres yeux », mais il n’y parvient pas. Il essaie pourtant de projeter cette pensée dans la cuve, comme pour la présenter à son cerveau mais rien n’y fait. Pourtant Dan Dennett, grand défenseur de l’idée que les processus de pensée se déroulent quelque part dans son cerveau et connu de ses pairs pour son engagement physicaliste, ne sait plus où il se trouve. Ou si – en dehors de la cuve. Justement là où n’est pas son cerveau.
Mais Dennett n’est pas un genre de philosophe à lâcher prise aussi facilement. Il veut parvenir à penser – c’est qu’être physicaliste c’est a minima être situé dans l’espace – qu’il est bien dans la cuve et se lance dans une série d’exercices mentaux, jouant entre « ici » et « là-bas ». Il peut alors sans problème penser à tous les « là-bas » possibles : la pelouse à l’entrée du laboratoire, l’autre bout de la ville de Houston ou encore là, oui là, cette tache de rousseur sur son bras, mais le problème de l’ « ici » dans la cuve, non, désespérément cela ne marche pas. En fermant les yeux, il parvient toutefois par instant à se détacher de lui mais ça ne dure pas et surtout il n’est jamais sûr du résultat. « Comment savoir quel lieu est désigné par « ici » quand je pense « ici » ? » Faut-il en conclure que l’endroit où se trouve une personne n’est pas là où se trouve son cerveau ? Dennett commence à imaginer des solutions… « Où suis-je ? » se demande-t-il ? Il distingue trois possibilités :
(a) Là où se forme cette pensée ? Dans mon cerveau flottant là, dans la cuve ?
(b) Ou ici, entre mes oreilles, là où elle semble s’être formée ?
(c) Ou nulle part ? Ou plutôt partout où je pense être ?
La possibilité (a) pousse Dennett à imaginer que s’il commettait un délit à Tulsa, plutôt que récupérer l’ogive nucléaire, par exemple un hold-up, et qu’il soit arrêté, où serait-il jugé ? A Houston, là où se trouve le cerveau qui a manigancé l’affaire où à Tulsa là où le malfaiteur a été pris ? Selon cette possibilité, c’est à Houston qu’aurait lieu le procès et la sentence prononcée ferait certainement passer le cerveau de la cuve à la prison. Quant à Dennett, il serait simplement curieusement libre. Quant à la possibilité (b), elle évoque la fameuse question que se posait John Locke en se demandant ce qu’il adviendrait si l’âme d’un prince venait à informer le corps d’un savetier. Autrement dit, si l’âme d’un prince était transférée, lors de son sommeil dans le corps d’un savetier. Un roi dans un corps de savetier ou seulement un savetier qui se prend pour un roi ? Et si dans les histoires modernes, la fable de Locke devient une transplantation de cerveau dans un corps, il est bien difficile de penser qu’une personne puisse fausser compagnie à son cerveau. Manifestement aucune de ces deux possibilités ne parviennent à satisfaire le philosophe décérébré.
La possibilité (c) quant à elle, alors que Dennett dans son histoire évoque une sorte d’entrainement à l’effort mental pouvant conduire à un changement de point de vue (comme un changement de perspective lorsque l’on observe un cube de Necker), permettant ainsi de passer alternativement de son corps au cerveau décérébré, ne nous conduit-elle pas à penser que le lieu du soutènement de notre esprit, à savoir le cerveau, n’a pas une donnée pertinente lorsque je me demande où je suis ? Lorsque Dennett, au sortir de son opération, voit son cerveau flottant dans la cuve, il ne parvient pas à penser autre chose que lorsqu’il évoque son « moi », il vise son corps décérébré – alors même que la chose qui produit cette expérience est située à l’extérieur de lui ! A partir du moment où la connexion entre le reste de notre corps et notre cerveau est bonne, qu’elle permet de communiquer de façon normale et qu’en plus l’expérience de notre sensibilité ainsi que nos compétences à contrôler ce corps ne sont pas affectées alors, aussi étrange que cela puisse paraître, la fiction de Dennett peut vouloir nous dire que nous n’avons pas besoin d’être dans l’espace lorsque nous utilisons le pronom singulier de la première personne : « je ».
Quelle sorte de chose est donc celui qui dit « je » ? Selon une posture dualiste, « je » ou « Daniel Dennett » ou « l’auteur du livre Darwin est-il dangereux ? » ou « vous » lorsque l’on s’adresse au philosophe Daniel Dennett ou « l’esprit de Dennett » voire « l’âme de Dennett », etc. – selon le dualisme donc, chacun de ces termes ou expressions se réfère à une chose qui n’est pas composée de particules élémentaires et qui n’est pas observable par les sens. Une chose sans masse ni gravité et qui, justement, n’a pas de position dans l’espace. Bref, je peux concevoir que mon corps n’existe pas finalement ; je peux même concevoir qu’aucun être de nature physique existe – toutefois, je ne peux pas concevoir que je n’existe pas ; donc, je ne suis pas mon corps (ni mon corps décérébré ni ce cerveau devant moi).
Bref, je peux soutenir que l’hypothèse étonnante qu’à supposer j’existe et qu’aucune chose physique n’existe (autrement dit que je n’ai pas de corps !) est une hypothèse qu’il est possible de prendre en compte. Mais l’hypothèse que je n’existe pas n’est pas une hypothèse que je peux prendre en compte sans qu’elle soit absurde. En revanche, il est possible que ma certitude que j’ai un corps soit une illusion. Quant à moi, « moi, Dan Dennett », si je suis là, assis sur ma chaise pliante en contemplant mon cerveau, je dois exister.
Cette addition interprétative quelque peu hasardeuse et très cartésienne de la fiction « Where am I ? »n’est pas une pensée que Dennett entretient dans l’histoire. D’ailleurs, il écrit : « Mes divagations durent bientôt interrompues par les médecins de Houston qui désiraient tester ma toute nouvelle prothèse cérébrale avant de m’envoyer effectuer ma dangereuse mission. »
…/…
l’histoire ne s’arrête pas là… le scénario baroque va conduire notre « héros » à définitivement quitter son corps et à se replier vers Houston et l’auteur à imaginer des situations toutes plus baroques les unes que les autres mais qui se révèleront être de véritables pompes à intuitions[2].
*
Que les matérialistes et autres philosophes naturalistes se rassurent. A ce jour Dan Dennett est toujours physicaliste et poursuit son programme d’emboîtement du point de vue de la première personne dans celui de la troisième personne. Concernant le moi cartésien, il n’existe pas et le dualisme est faux. En revanche, le moi qui donne à notre vécu son trait subjectif, il a besoin d’un cerveau pour qu’il se réalise. Toutefois, on n’échappe pas à cette impression qu’il y a un auteur à nos pensées à l’intérieur de nous, et que cet auteur c’est « moi ». Mais, pour le naturaliste, il s’agit juste d’ « une combinaison d’événements électrochimiques » que nous commentons grâce à notre capacité linguistique. Le Moi est donc pour Dennett l’expression d’une unité abstraite, « une abstraction définie par les myriades d’attributions et d’interprétations (y compris de soi) qui ont composé la biographie du corps vivant dont il est le centre de gravité narrative.[3] »
Mais la fiction et les pensées de Dennett entre une récupération d’ogive dans l’Oklahoma et une décérébration au Texas, épuise-t-elle la question métaphysique de savoir où suis-je ?
Références
[1] http://www.lehigh.edu/~mhb0/Dennett-WhereAmI.pdf, “Où suis-je?” version française de Jacqueline Henry dans D. Hofstadter et D. Dennett, Vues de l’esprit, fantaisies et réflexions sur l’être et l’âme, Intereditions, 1987.
[2] D. Dennett, Intuition Pumps and others Tools for Thinking, Allan Lane Editions, 2013.
[3] La conscience expliquée, 1993, 1986, Odile Jacob, trad. P. Engel, chapitre 12.