Un monde clos : le principe de complétude

Première publication, novembre 2006 (révisée août 2015)

Avons-nous besoin de recruter un événement non physique pour expliquer causalement un événement physique ? Est-il concevable de faire entrer dans les lois physiques, des forces ou des entités qui ne seraient pas physiques ? Si de telles forces ou entités non physiques causaient des évènements dans le monde physique, sans que l’on ait besoin de faire appel à des entités physiques, elles violeraient alors un principe à la base même de notre conception des lois naturelles, à savoir que tout événement physique doit recevoir une étiologie physique complète.

Pour qualifier cette détermination des effets physiques par des causes physiques, on utilise le terme de « complétude.[1] » (D. Papineau). Ce terme ne signifie pas que la science physique est la science complète de toutes les choses. Non, ce terme exprime l’idée que les causes physiques suffisent pleinement pour les effets physiques.

La complétude est une particularité propre au domaine physique. Le principe signifie que les causes physiques suffisent pleinement pour expliquer les effets physiques. La complétude exprime ainsi une façon de parler des applications de la relation de causalité à l’intérieur du domaine physique. En effet, le mental, mais aussi le biologique, le chimique, etc., ne forment pas des domaines clos. Il existe des états mentaux dont les causes ne sont pas mentales. La douleur ressentie au doigt, après que je me sois frappé maladroitement avec un marteau, possède une cause physique. Une exposition prolongée au soleil peut causer un cancer de la peau (physique/biologique). L’élévation de la température de l’eau cause une modification des liaisons entre atomes (physique/chimique).

Lorsque l’on soutient ainsi que les effets physiques sont causalement déterminés par des causes physiques, on veut dire que le monde physique est causalement clos. La recherche de l’ancêtre ou de la postérité causale d’un événement physique, soutient ce principe de clôture. Jaegwon Kim exprime clairement la méthode :

Sélectionner un événement physique quelconque, disons la décomposition d’un atome d’uranium ou la collision de deux étoiles distantes dans l’espace, et tracer leurs ancêtres causaux ou leur postérité causale, aussi loin que vous le voudrez ; le principe de clôture causale du domaine physique dit que cela ne vous fera jamais quitter le domaine physique[2].

La recherche de l’ancêtre causal ou de la postérité causale d’un événement nous offre donc une sorte de critère causal pour l’identification du physique : tout ce qui ne se trouve pas sur le chemin causal est le non physique. Autrement dit, un état physique quelconque, à partir du moment où l’on considère qu’il a une cause, a des causes physiques suffisantes. Cela permet de conclure que lorsque des phénomènes mentaux sont des causes de phénomènes physiques, il existe aussi une cause physique suffisante expliquant le phénomène physique. Ainsi, en supposant que le mouvement de mon bras en direction du verre d’eau posé devant moi possède une cause – et nous avons de bonnes raisons de le croire ! – il existe une cause physique suffisante expliquant ce mouvement.

Le principe de la clôture causale du domaine physique légifère donc sur un domaine précis de relations causales : les phénomènes physiques recevant une cause.

L’étendue de la clôture ne fait pas pour autant du principe un outil d’exclusion de toutes les causes qui ne seraient pas physiques. En effet, le principe est entièrement consistant avec le dualisme. Il ne prétend pas, en effet, que tout ce qui existe dans le monde est physique. Kim ajoute même, que « aussi loin que s’étend la clôture causale, il peut bien y avoir des entités et des événements en dehors du domaine physique, et des relations causales pourraient exister entre ces objets non physiques[3]. » La seule chose que garantisse le principe, est que s’il existe une influence causale provenant de l’extérieur du domaine physique, vers l’intérieur du domaine physique, une cause physique suffisante du phénomène physique existe. On admet alors que le principe de la clôture dit seulement ce qui arrive en l’absence d’autre cause qui pourrait apparaître comme non physique. Alors oui, le dualisme est consistant avec le principe, mais si l’on est dualiste, il nous faudra alors, afin d’expliquer certains évènements physiques, faire appel à des entités non physiques et à des lois régissant leur comportement.

Nous pouvons malgré tout nous demander ce qui se passerait réellement, si par hypothèse, une cause non physique, prenait la route causale physique. Un tel événement, aussi curieux soit-il, ne serait pas susceptible de venir perturber le principe de complétude. En effet, dans le domaine de l’expérimentation physique, une cause non physique ne pourrait se manifester que par un comportement physique inattendu et nouveau de l’un de ses objets. D’ailleurs, la science physique accompagne régulièrement l’enregistrement de comportements insolites des phénomènes qu’il lui faut expliquer. Un électron par exemple, peut se diviser en deux sans cesser d’être la même particule.

De la sorte, si une cause non physique intervenait dans le domaine physique, elle ne modifierait pas la méthode de la complétude. Si en effet, il se produisait une violation de la clôture causale du domaine physique, et que celle-ci devait être détectable et confirmable sur une base empirique, nous pourrions être tenté de penser et d’admettre que le domaine physique n’est pas clos ou n’est pas complet. Cependant, cette « violation », par exemple qu’un objet se comporte d’une façon bizarre et inattendue, n’en serait pas une, car en entrant dans le domaine physique, ce nouvel événement ne ferait que modifier ou compléter une loi naturelle ou encore, qu’une loi naturelle pensée comme telle, l’était faussement. En conséquence, le principe de complétude est bien aussi un principe de clôture, qui certes n’élimine pas l’hypothèse de l’existence de choses et d’évènements non physiques, mais qui implique l’interprétation suivante : les choses non physiques ne peuvent entrer en relation causale avec des évènements physiques. Ce qu’exclut alors le principe de la clôture causale est donc l’interaction entre le non physique et le physique.

Cependant, si le mental est associé au non physique, et si une cause mentale pénètre dans le domaine physique, elle ne serait alors plus une cause non physique. Il ne reste effectivement plus que deux solutions lorsque l’on admet le principe de clôture : soit l’exclusion du mental hors du physique – auquel cas, il n’est d’aucune utilité dans l’explication causale d’un événement physique, soit son intégration au domaine physique.

Références

[1] Papineau, D., 2002, Thinking about Consciousness. Oxford: Oxford University Press.

[2] Kim, J. 1996, Philosophy of Mind, Boulder, CO: Westview Press, p. 147, trad. française, Philosophie de l’esprit, Ithaque, 2010.

[3] Physicalism or Something near enough, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 16.

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